Il y a chez les originaux une tendance logique à la régularité – il est d’autant plus difficile d’évoluer quand c’est depuis un endroit où l’on se trouve seul. Voilà bien le problème de Peter Greenaway et de son nouveau film, qui nous permet pourtant non sans plaisir de revenir sur son travail si singulier. Chez lui, on est toujours frappé par un amour rare de la charpente narrative ingénieuse et enflée, qui lui permet dans des films ni trop longs, ni trop profonds, d’à chaque fois figurer tous les thèmes et les domaines culturels chers à son cœur. Faire le résumé de cet opus-ci en est un exercice plein d’humour :
Dans le Danemark libéral du XVIe, Goltzius, peintre flamand, fait jouer par ses gens six scènes érotiques, inspirées de l’ancien testament, à la cour d’un marquis local afin d’obtenir de lui de quoi en imprimer deux livres illustrés. Les six scènes choisies figurent la naissance de six perversions sexuelles, et les représentations vont révéler chez chacun ce qu’il faut d’intérêts et de fantasmes interdits, pour finir par la compromission de tous les personnages, à l’exception de Goltzius. Par dessus tout, c’est Goltzius, et Greenaway à travers lui, bien des années plus tard et couronné de succès, qui nous narre l’histoire au style direct, l’agrémentant d’un commentaire magistral (comme un cours) d’étude des textes, des grands tableaux, et d’analyse des rapports humains.
Greenaway est de ceux dont les films sont la pure soupape de leur expression personnelle, plus intellectuelle et consciente que sensible : il nous explique sa vision du monde. Avec cette structure double, il ajoute à une intrigue qui balaye déjà les fondements de notre culture un contrepoint rétrospectif de vieux créateur. Il ne cache pas sa désapprobation pour notre époque, qui délaisse les lettres classiques et relativise l’idée d’art majeur. Ce côté réac, finalement assez dérisoire, est assumé par une frontale sincérité et, de fait, ne gâte pas le film par ailleurs amusé de ce septuagénaire. Cela dit, à cause de cette double occurrence narrative, Goltzius n’est pas « double à l’écran » mais simple allégorie de Greenaway, et de fait ne participe pas, jeune, à l’orgie et aux jeux d’intérêts des désirs ambiants : il n’a aucune intériorité. En ressort une peinture bien rance de l’humanité, dégoulinante et hypocrite, lorgné avec sagesse par un chef d’orchestre complètement extérieur. Même peu appuyé, un tel travers est bien laid lorsqu’il se trouve au beau milieu d’un film aussi léger.
Pour emballer le cadeau, Greenaway le touche-à-tout (respectivement peintre, commissaire d’expositions et V-Jay) recrée son monde baroque en studio, dans une superbe halle de rouille croate, et ajoute à ses habituelles compositions picturales (magnifiques, toujours) une recherche plastique de l’imagerie numérique (titrages rayant l’image et zooms en post-production, split screens complexes…), apaisant par cette fougue le spectateur agacé des ronronnements de la morale en place. De fait, les talents de metteur en scène du gallois suffisent à ce qu’un tel fatras ne soit jamais indigeste, et l’intelligence de son intrigue, si bien ficelée, fait de Goltzius un agréable pêché mignon.
Pour autant, il manque quelque chose une fois pris un peu de recul. L’actualité rend impossible de ne pas succomber à la tentation de comparer Goltzius au Nymphomaniac de LVT : tous deux peignent la fresque de nos perversions sexuelles, tous deux le font via un socle narratif des plus malins, chapitré et didactique, permettant aux deux de nous plonger dans le monde personnel de leur auteur (qui nous parle directement, Lars Von Trier le faisant non pas via un « double », mais par le résultat dialectique de la confrontation entre Joe et Seligman, tous deux « doubles »). La comparaison est terrible pour Greenaway, tant il est évident que, quand tout ceci n’est qu’un écrin pour LVT qui s’en sert pour nous proposer de manière digeste tout un manifeste sur l’homme et son monde actuel, très intellectuel mais pourtant subjectif et sensible (de l’Art majeur en définitive, qu’on aime ou pas), Greenaway se suffit de sa belle charpente pour ne répondre qu’à la problématique, jamais indigne par ailleurs, de divertissement. Avec Greenaway, on ne s’ennuie jamais à voir et revoir le même film, il y a chez lui des codes comme dans le western ou le film noir, et on les retrouve avec un sentiment bien plaisant de sécurité, sentiment qui se marie bien avec ce que ses films sont : de simples bons moments.
Ce que cette comparaison met en lumière, c’est que Greenaway, comme d’autres, est victime de la position que nous lui donnons dans l’histoire de l’art : parce qu’il est brillant, érudit, multiplie les talents, et surtout parce qu’il se singularise de toutes ses forces, on a tendance à faire de lui un grand auteur, un artiste supérieur. Or, même s’il est évident que ses admirateurs sont, comme lui, des intellectuels, jouant avec des matériaux très profonds, il n’en est pas moins un auteur assez dérisoire ; il est d’ailleurs très amusant de l’imaginer travailler avec Godard (ils viennent de faire, avec Edgar Pêra, le film collectif 3X3D), avec qui il partage tant (l’humour piquant, l’amour de la grande peinture, l’inventivité visuelle toujours réactualisée, la provocation) et qui, par ailleurs, est son exact opposé sur l’échiquier des créateurs ; Godard étant un véritable artiste total, inventant aujourd’hui l’Art pour demain, quand Greenaway ne se contente de beaucoup nous amuser, en recomposant simplement les choses d’hier.
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