Il faut savoir ne pas être timide avec la caméra, lui faire violence, la forcer dans ses derniers retranchements, parce qu’elle est une vile mécanique. Ce qui compte, c’est la poésie » : les mots prononcés par Orson Welles à André Bazin*. Ils décrivent en tout cas parfaitement le style de l’auteur de Citizen Kane. La nouvelle sortie en salles d’Othello permet d’en prendre la mesure.
Orson Welles réalise cette adaptation de Shakespeare après Macbeth, au budget déjà serré. La production s’étala sur quatre ans, de 1948 à 1952, s’arrêtant et reprenant à mesure que Welles se renflouait en jouant dans les films des autres. Ce facteur temporel ainsi que la multiplicité des lieux de tournage, principalement Essaouira et Venise, sont pour beaucoup dans l’aspect éclaté et morcelé du film.
Car si Welles est plus que tout associé au plan-séquence, Othello fait mentir ce poncif. Le film étonne d’emblée par son montage rythmé et saccadé (2 000 plans au total). Les plans longs coûtaient trop chers et les changements d’acteurs, notamment pour l’interprète de Desdémone, expliquent cet aspect « puzzle ». Le film acquiert ainsi dès son début une rapidité inhabituelle.
Outre cette curiosité formelle, Welles propose avec Othello une importante vision de la tragédie de Shakespeare. Bref rappel : Othello, le «maure de Venise », a pu atteindre le rang de général pour ses mérites militaires et épouser Desdémone. Iago, rongé par la haine contre lui, manigance afin de le déchoir. Il fera croire à une tromperie de Desdémone conduisant au meurtre de celle-ci par Othello, puis à son suicide.
Le film s’ouvre par un prologue montrant les funérailles du maure et de son épouse, avant que n’apparaisse le générique de début et que l’on remonte à la source du drame : bousculement de la chronologie qui rappelle Citizen Kane. Dans la première image du film, deux volets d’ombre s’écartent sur la dépouille du maure, comme un rappel des rideaux d’une scène faisant référence à l’origine théâtrale de l’histoire. Dans cette séquence de funérailles, les contrastes sont accentués, la procession est faite d’ombres et de silhouettes. Puis aussitôt, une pleine lumière est jetée sur le traître Iago, mis en cage dans un soleil éclatant, tel un criminel sous le feu des projecteurs.
Welles fait presque de Iago le personnage principal du film. Face à lui, le cinéaste campe lui-même Othello, bloc de sérénité et de confiance. Alors que les autres protagonistes se bousculent et sont repoussés dans les recoins du cadre, Othello, lui, pour sa première apparition, bénéficie d’un portrait au cadrage flatteur, mettant en lumière sa beauté. Le rythme du montage, pour la première fois du film, s’apaise enfin, prend le temps de la respiration. Du reste, le maure sera souvent montré seul ou isolé à l’intérieur du plan.
La façon dont Welles met en scène l’installation du doute quant à la fidélité de sa femme est admirable. D’emblée, face aux sous-entendus de Iago, son visage se couvre d’ombre, signe de dualité. Surtout, c’est à ce moment-là que le cinéaste fait intervenir des miroirs : Othello observe son propre reflet. Il se voit dédoublé, puis voit sa femme apparaître à son tour dans la glace. Et si elle n’était que tromperie, l’apparence seulement d’une épouse fidèle ? Le doute est là : les personnages ne forment plus un bloc unitaire, leur identité devient trouble, multiple. Le héros est tiraillé entre son amour et sa colère. C’est le temps du soupçon. Le décor aussi se resserre, les intérieurs sont privilégiés. Welles laisse la part belle aux angles alambiqués, aux plongées et contre-plongées et c’est là qu’il bouscule sa caméra, qu’il complique la composition des plans, pour rendre compte du trouble de son héros. Othello se trouve cadré dans les barreaux d’une geôle, sous les ombres dessinées par un entremêlement de croix, comme autant de traductions du piège mis en place par Iago. « Othello’s… gone », soupire le maure, tandis que l’on baisse la voile de son bateau, symbole de sa chute provoquée par la perte de confiance dans l’apparence des choses. Auparavant bloc serein, Othello devient multiple et désorienté. La façon dont Welles le met en scène change en conséquence. La seconde moitié du film se resserre ainsi sur le personnage d’Othello et amplifie une lumière contrastée. L’obscurité gagne le film et l’image se fait grimaçante, presque laide.
Comme il l’a dit, c’est bien la poésie qui comptait pour Welles : la puissance d’évocation, le rendu du tourment des sentiments humains. Maltraité par Hollywood, il échappa avec cet opus réalisé en dehors d’une Amérique sous l’emprise des studios et réalisa un film conforme à ses souhaits et dont il a surtout pu assurer le montage final. C’était l’étape qu’il préférait, car c’était là, selon lui, que la puissance créatrice d’un cinéaste s’exprimait vraiment. Certes, le montage malgré sa forme hachée est ici le signe d’un haut degré de maîtrise pour avoir su assembler des éléments dispersés, mais Welles n’en impressionne pas moins toujours de par la mise en scène et son sens de la composition. Il faut aussi voir Othello pour la beauté de ses décors naturels, loin de l’ambiance renfermée des studios. La patine des remparts de la ville, les plans sur la mer sont autant d’éléments qui font gagner le film en authenticité. La sortie en salles et en DVD en copie restaurée chez Carlotta permet d’en apprécier toutes les qualités.
* Orson Welles, André Bazin, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma.
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