Si vous allez au Festival Primavera Sound en ce dernier week-end de mai, vous verrez peut-être un quatuor de sexagénaires monter sur scène, accorder ses instruments sous les vivats et s’embarquer dans un jam de vingt minutes comme si nous étions revenus à Woodstock. Il s’agira du groupe Television, qui a rejoint la programmation, et dont les apparitions sur scène sont suffisamment rares pour être mentionnées. Television, comme chacun le sait, c’est surtout un album, il s’appelle Marquee Moon.
Tout a été dit dessus. La place qu’il occupe dans son époque, la confrontation entre la guitare écorchée de Richard Lloyd et celle de Tom Verlaine, lyrique et plaintive, les déboires avec Richard Hell qui fonde à la même époque The Voidoids après son passage chez The Heartbreakers… Le punk New-Yorkais est une période faste de la musique, soit. Qu’il s’agisse de Patti Smith, de Blondie ou des Talking Heads, l’ensemble a beaucoup moins subi les ravages du temps que la plupart de ses contemporains. Mais vient un moment où il faut sortir la musique de l’Histoire et arrêter de peindre de grandes fresques pompières et de se prosterner devant des groupes disparus depuis 30 ans. On pourrait en tout cas économiser beaucoup de papier. Surtout quand cela pousse l’Historien (en général ancien punk devenu conservateur avec les ans) à balayer la production actuelle d’un revers de santiag et d’un « pas à la hauteur ». On verra alors beaucoup d’œuvres de l’âge d’or, beaucoup de demi-dieux tomber de leur piédestal comme des feuilles mortes. Rassurez-vous, ce n’est pas le cas de Marquee Moon.
Marquee Moon est un chef d’œuvre à part entière, qu’il serait inutile de replacer dans son contexte tant il n’a justement rien à y faire. Ce n’est pas un album Punk (Dieu, que ce mot est énervant), il n’emprunte rien à la monotonie rageuse de groupes comme les Ramones ou les Talking Heads. Il n’est pas froid non plus, au contraire. C’est un album qui aurait pu être composé à n’importe quel moment de ces cinquante dernières années, hier inclus. Parce qu’il n’use pas de gimmicks, refuse de se cantonner à un son ou un format. Parce qu’il s’agit tout simplement de très bonnes chansons qui s’enchainent comme en rêve et que le groupe pousse systématiquement dans ses retranchements, gratte jusqu’à l’os, osant s’il le faut jouer de la guitare comme s’ils étaient Grateful Dead, ils s’en foutent. Et c’est justement sa force, transcender le mauvais goût, les préférences et les époques. Il démontre l’éternelle leçon de la musique pop, à savoir que quatre morveux peuvent à un moment ou à un autre de leur carrière s’embraser et toucher au sublime alors même qu’il leur reste de l’acné sur les joues. Outre la grande virtuosité dont fait montre le groupe, c’est surtout l’originalité absolue de leur musique qui l’empêche de vieillir. Evitons les écueils habituels « diamant brut », « musique d’écorché vif » ou « glacial et brûlant », c’est marre. Réservons nous le seul droit de dire que des chansons comme Venus, Prove it ou le monstre Marquee moon sont des œuvres d’une importance capitale pour ce petit art majeur qu’est la musique pop, et qu’elles ne cesseront jamais de nous étonner, comme elles étonneront nos enfants et petits enfants ( Dieu seul sait ce que sera devenue la musique alors).
Pour finir, Television a ensuite sorti l’album Adventure, très souvent congédié par l’ensemble des comités de censures comme « inférieur » ou « ennuyeux » mais qui reste tout de même un bon album ayant commis cette faute impardonnable de ne pas être un chef d’œuvre. Puis Ils se sont évaporés, Verlaine entamant une carrière solo riche d’une petite dizaine d’albums qui méritent un détour. Son album Dreamtime est particulièrement recommandé. Ils ont finalement sorti Television en 1992, et se retrouvent parfois lors des grandes occasions, le temps d’un concert.
Oui, c’est une sorte de circuit nostalgique, un peu plus classe tout de même que celui dans lequel croupissent nombre de leurs contemporains.
Bref, vous l’aurez compris, on vous conseille ardemment d’aller faire un tour à Barcelone en ce dernier weekend de Mai. Vous n’y serez peut-être pas transfigurés parce que Television en 2014, ce n’est pas Television, bien sûr. Mais vous ne serez pas déçu si vous prenez ça en compte et il y aura toujours Kendrick Lamar pour vous consoler.
Television – Marquee Moon (Rhino Record)
Note:
En concert le samedi 31 mai à Barcelone – Festival Primavera Sound