Qu’est ce qu’un « classique » de la musique ? Pour définir et catégoriser cet art de manière positive, on utilise souvent «culte », « pionnier », « visionnaire », « chef d’oeuvre », autant de termes pour marquer l’impact d’un album ou d’un titre musical dans la mémoire collective. Pourtant, même s’il semble avoir des connexions, des similitudes, chaque mot a sa propre signification. Néanmoins, il arrive parfois que certaines œuvres aient la faculté de combiner tous ces qualificatifs. Remain In Light de Talking Heads sorti en 1980 en fait partie. « Culte », il l’est grâce à sa pochette déjantée et kitsch et le hit satirique Once In A Lifetime. « Pionnier » et « visionnaire », car il offre une nouvelle vision de la musique pop, à la croisée des chemins, ouvrant une brèche où iront se glisser des centaines de groupes dans la décennie qui suivra, avec ces délires New Wave, ces rythmes dansants tirés des musiques africaines (le début de la World Music) et son héritage du Rock/Punk américain en filigrane. Enfin, Remain In Light est un « chef d’oeuvre », le point culminant de la discographie du quatuor new-yorkais, où toutes les idées nouvelles apparues dans les précédents opus trouvent ici leur cristallisation. Plus jamais ils n’atteindront un tel degré de perfection. Ne cherchez plus, finalement très peu d’albums n’incarnent autant la notion de « classique » que Remain In Light de Talking Heads. Presque 35 ans après sa sortie, on ne cesse de revenir à ce dernier, diamant intemporel qui délivre ces mystères à chaque écoute. Ce n’est pas un hasard si on le retrouve souvent très haut placé dans les tops des meilleurs albums des années 80. Ou encore, si un groupe comme Arcade Fire prend un virage aussi violemment Pop/World Music, dans son excellent Reflektor.
Plongeons plus en profondeur dans les volutes mélodiques de la bête. En 1980, David Byrne (chant et guitare), Tina Weymouth (basse et chant), Chris Frantz (batterie et chant) et Jerry Harrison (synthé, guitare et chant) nagent en plein bonheur, autant commercialement qu’auprès de la critique. Surtout, les quatre hurluberlus sont dans une frénésie créative – de qualité – depuis la sortie en 1977 de leur premier effort, Talking Heads : 77, offrant chaque année une magnifique perle musicale. More Song About Buildings and Food (1978) tout d’abord qui marque le début de la collaboration avec le dieu Brian Eno (au hasard : Roxy Music, grand apôtre de l’ambient et le bonhomme derrière la trilogie berlinoise d’un autre dieu, David Bowie) et donc les expérimentation musicales avec l’apport de sonorités plus synthétiques et d’autres issues de l’Afrobeat et de la Juju Music. Ensuite, l’immense Fear Of Music (1979) évolution logique du précédent avec l’apparition d’une froideur punk, en vogue à l’époque et qui, ici, se mélange parfaitement dans la bizarrerie ambiante initiale de la musique des New-yorkais. Sans oublier leur deuxième grand tube après Psychokiller, Life During Wartime. Les « Heads » deviennent grands, lucratifs et leur apogée adviendra l’année suivante, à l’aube des mythiques années 80.
Remain In Light approfondit d’avantage le projet conceptuel du groupe – terme non usurpé quand on sait que les quatre membres sont tous issus d’une école d’art new-yorkaise – en ouvrant sans cesse sa musique hybride et avant-gardiste au grand public. Voilà pourquoi, du moins dans sa première partie, les Talking Heads enchaînent les tubes. Born Under Punches (The Heart Goes On) qui ouvre l’album ressemble à I Zimbra, l’ouverture de Fear Of Music avec son choeur qui rappelle l’importance de chaque élément des Talking Heads, fonctionnant comme une entité unie et non le fait d’un seul homme, David Byrne, comme on les a souvent réduits. Le rythme endiablé de la chanson reste le même d’un bout à l’autre embarquant l’auditeur dans une transe obscure qui serait le fait d’un sorcier des savanes infinies d’Afrique. On ressent une fièvre démoniaque nous envahir et c’est cette sensation qui gouverne dans les premiers titres. Elle est provoquée par l’architecture commune des morceaux : un riff de guitare principal et une rythmique incessante et inchangée comme base. Viennent ensuite se superposer divers éléments (un solo de guitare, des notes électroniques, un chœur ou des variations de chants, une trompette, etc.). Le tout donne une impression de désordre fouillis, mais il en ressort une frénésie démentielle qui provoque une envie de danser irrépressible. On ne peut alors que prendre les paroles de The Great Curve au pied de la lettre ; « She is moving by remote control », l’auditeur aussi a l’impression de ne plus être maître de son corps, contrôlé par une télécommande tant il est pris de spasmes danseurs.
Mais ce capharnaüm festif est surtout la monstration de la complexité et de la richesse accrue de la musique des Talking Heads. A l’inverse, dans les albums précédents et notamment Fear Of Music il y régnait un certain minimalisme que le format court des chansons intensifiait. Ici, tous les titres s’étirent à l’infini, atteignent facilement les quatre, voire les six minutes pour prolonger cet état d’euphorie et surtout permettre aux compositions de délivrer leurs secrets. Sans oublier la présence de toute une flopée de musiciens additionnels qui ont tous une importance primordiale : un guitariste, un percussionniste, un trompettiste et une chanteuse de Soul/Funk. L’ambiance est donc à la fête, mais une fête bizarre aux allures de rituels incantatoires où l’on a l’impression que quelque chose ne tourne pas rond derrière cette musique dansante et totalement Pop. Les mantras déglutis par ce fou-furieux de David Byrne n’y sont pas étrangers.
Et justement, après deux autres morceaux épiques de World Music, où la vitesse s’accélère progressivement dans Crosseyed And Painless avant d’atteindre le point de non retour dans l’un des sommets de Remain In Light, The Great Curve, cette atmosphère anormale éclate à nos oreilles dans la distordue Once In A Lifetime. Ce grand tube des « Têtes Parlantes » – qui auraient peut-être dû s’appeler Thinking Heads tant l’inventivité est de mise ici – est surtout resté à la postérité pour son refrain mythique (le seul véritable refrain de l’album d’ailleurs dans le sens marquant et fédérateur) « Letting the days go by[…] ». Pourtant, force est de constater, avec le recul, que cette chanson est terriblement angoissante. David Byrne ne chante plus, il balance des phrases absurdes reflétant le n’importe quoi des sociétés de consommation, comme un aliéné échappé d’un asile. Ce chant n’est plus que démence. Surtout la World Music est dorénavant en retrait, la musique est plus froide, cinétique, électronique. Cette présence plus accrue des sonorités synthétiques annonce le changement d’ambiance de l’opus dans sa seconde partie.
Même si l’entraînante Houses In Motion rejoue la carte du rythme et de l’exotisme avec l’envolée arabique de son solo de trompette, comme si on était en présence d’un charmeur de serpent, les trois derniers morceaux détonnent complètement et revêtissent davantage les oripeaux d’une Art Pop exigeante, minimaliste et sombre, loin de l’image festive des premières minutes. Seen And Not Seen a beau être le morceau le plus faible de l’album – d’ailleurs n’est-ce pas plutôt une sorte de long interlude ? – il n’en reste pas moins curieux et de bonne facture. Tout d’abord parce qu’il est le seul où Byrne ne chante pas, mais Jerry Harrison et sa voix timide et non sans charme, avec ce léger cheveu sur la langue. Ensuite pour son instrumentalisation tout en effets électroniques venant former un mariage remarquable avec les outils classiques du groupe de Rock… Tous les ingrédients d’une ballade byrnenesque. Finalement, cette dernière réussit surtout à introduire les deux derniers titres de Remain In Light, Listening Wind et The Overload, deux chefs-d’œuvre mélancoliques, calmes et obscurs.
Le renvoi à Eno n’est pas usurpé, tant on a l’impression de nager dans les territoires oniriques des Ambient du génie anglais, la voix de Byrne et l’alchimie du quatuor en plus. La plus classique des deux, Listening Wind, avec son refrain poignant qui montre le grand talent de chanteur du caméléon David Byrne (« The wind in my heart/The dust in my head »), est aussi la plus belle. Des éléments de musique arabe accompagnent les aventures de l’Indien Mojique, survivant du massacre de son peuple par les « Américains » et obligé de s’adapter à cet univers changeant et hostile. La musique est terriblement évocatrice, elle offre des images puissantes de cette histoire, ce à quoi on peut définitivement la rapprocher de la musique ambiant. Et de la Cold Wave ! En effet, le minimalisme et l’aspect mortuaire de ces titres nous rappelle les grandes heures de certains groupes emblématiques, comme Joy Division. Il n’est pas surprenant d’apprendre que l’épilogue, The Overload a été composé en s’inspirant du groupe de Ian Curtis, à l’époque hélas déjà mort, du moins selon l’idée qu’ils se faisaient de ce groupe, étant donné qu’ils ne l’avaient jamais écouté. Il en ressort un final grandiose, tout en tension contenue. Byrne parait se muter peu à peu en Ian Curtis, tout en gardant son timbre si particulier. La musique revêt les oripeaux funèbres des pionniers de la Cold Wave.
Finalement, tout « classique », comme tout navet oubliable a une fin. C’est le seul degré de normalité qui le rattache à l’humain. Mais ce qui le distingue avant tout du commun, de l’usuel, c’est sa faculté à traverser les âges, à donner des émotions intactes, ou si changeantes, en constante évolution, mais bel et bien présentes. La distance temporelle nous permet aussi de mesurer l’importance de l’objet. Remain In Light est sorti en 1980 et il porte en lui, tout le potentiel de la – bonne – musique populaire des années 80. Poursuivant la voie ouverte par Can dans les années 70, avec la World Music, les Talking Heads l’élargiront et la démocratiseront définitivement avec ce si bel opus, même s’il est vrai qu’on ne peut nier le rôle qu’a joué Tom Tom Club, side project puis projet principal de Tina Weymouth et Jerry Harrison. L’introduction d’éléments électroniques aux instruments plus classiques deviendra monnaie courante lors de la décennie suivante, New Order en tête. Surtout, c’est dans cette tension constante entre l’euphorie extrême et bizarre, pas loin de la naïveté et un ton plus grave et mélancolique, que la musique des années 80 se construira. Loin de vouloir ériger Remain in Light comme le seul et unique album qui forgea cette décade folle d’expérimentation musicale il faut le concevoir comme un pan important de la musique contemporaine qui contribua, à l’image de certains avant lui dont il se fait notamment l’héritier (Eno, Bowie, King Crimson, Can, Kraftwerk, etc.), et de ceux qui arriveront plus tard. Ecouter Remain In Light rend meilleur !
Note : pour prolonger le plaisir, le projet expérimental de Byrne et Eno, My Life In The Bush Of Ghosts qui poursuit le travail amorcé dans les derniers morceaux de Remain In Light est à écouter absolument.
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