Critiquer le cinéma de Xavier Dolan commence à relever de la gageure. L’hystérie qui l’entoure, les ovations cannoises, les regards courroucés dans les conversations entre amis, sont autant d’intimidations pour qui voudrait émettre quelques timides réserves sur le jeune québécois. Il n’est pas si simple de s’en prendre au film, seulement au film, et non à la réception qui lui est faite. Le regarder pour lui-même en tentant de faire l’oreille sourde à la clameur qui l’entoure. C’est pourtant ce qu’on tentera de faire ici. Sans rien taire des talents, bien réels, du cinéaste, mais en tentant, quitte à ce que cela sonne de manière un peu prétentieuse, de défendre une certaine idée du cinéma. Non pas que l’auteur de ces lignes veuille ériger ses goûts en norme universelle et seul horizon. Mais après tout, il est bien normal de défendre sa chapelle (janséniste ? osons le mot) en espérant que quelques autres s’y retrouveront aussi. Disons donc dès ce premier paragraphe que l’hystérie entourant Mommy nous paraît bien excessive, point final, et tentons maintenant de nous en tenir au film, et à lui seul.
Mommy, donc, cinquième long-métrage de Xavier Dolan, et comme une réponse au premier opus, J’ai tué ma mère. Après l’avoir assassinée en bonne et due forme, Dolan veut donc réhabiliter la figure maternelle et l’ériger en héroïne, voire la venger. Il ré-attribue le rôle à la comédienne Anne Dorval : Diane Després doit faire face au retour au à la maison de son hyperactif de fils, Steve (Antoine-Olivier Pilon), après qu’il ait été expulsé de son foyer. Sur plus de deux heures, Mommy raconte leur quotidien, comment Diane et Steve vont tenter de cohabiter, avec l’aide de leur voisine Kyla (Suzanne Clément), qui souffre d’un problème d’élocution résultant beaucoup de son manque d’épanouissement. Le trio fait face à l’adversité, entre moments de grâce et disputes à répétitions. Kyla, quant à elle, va se révéler au contact du couple haut en couleur formé par la mère et le fils. Tout cela fait beaucoup de bruit, les personnages crient, pleurent, s’agitent en tout sens, sous l’effet électrisant du personnage de Steve.
Avant tout, Dolan fait son film avec une absence remarquable de second degré et ne fait preuve d’aucune distance par rapport à ce qu’il montre. Il filme sans faire le pas de côté qui permettrait de rendre tout cela émouvant, à la manière d’un Wes Anderson. Dans La Famille Tenenbaum par exemple, les héros, avec toutes leurs névroses, sont englobés dans un regard qui ne tait rien de leur ridicule, mais aussi les rend bouleversants : autrement dit, l’immaturité prise dans l’angle juste d’un cinéaste lui parfaitement mûr et néanmoins plein d’empathie.
Dolan, lui, fonce tête baissée, sans conscience de l’aspect dérisoire de ce qu’il raconte. Par exemple, une séquence nous montre Steve se jetant sur son lit. Le montage fait se répéter ce geste trois fois, au ralenti. Voilà qui rappelle les outrances d’un Terrence Malick dernière manière : premier degré, émotion outrée. Le cinéma de Xavier Dolan en est encore au stade de l’adolescence, cette période d’hypersensibilité, où l’on se prend très au sérieux et où l’on ne fait guère preuve de distance à soi. Dans Mommy, bien plus qu’il ne filme un ado, Dolan filme comme filmerait un ado, avec ralentis et musique à outrance, et travail sur l’image parfaitement gratuit : jeu sur la mise au point, poses de filtres dignes de l’application Instagram. Mommy ressemble à ces images « amateurs » qui prolifèrent sur les réseaux sociaux et qui prennent l’air de photos travaillées grâce au secours d’un jouet technologique.
La forme, encore, occupe le premier plan et ne cesse de se rappeler à l’œil du spectateur, par le choix du cadre 1.1, formant un carré parfait mais ressemblant à un rectangle vertical, avec ses deux volumineux pans noirs. Voilà un moyen pour le réalisateur de nous rappeler qu’il est là, aux manettes, un signe qu’il nous envoie afin que l’on fasse bien attention à sa présence. Pourquoi pas ? Wes Anderson, encore, s’amuse bien avec les changements de cadre dans son Grand Budapest Hotel. Mais chez lui, ce jeu ne se départit jamais d’une distance ironique. Chez Dolan, c’est plutôt le signe d’une mise en scène en faillite : c’est croire que le choix d’un cadre serré permet d’enfermer les personnages, comme s’il n’y avait pas moyen de travailler la verticalité à l’intérieur du cadre, comme si l’on ne pouvait pas tenir enfermé un personnage dans du cinémascope, en intervenant directement sur le décor, en travaillant la lumière. Le choix du 1.1 par Dolan résulte de la croyance naïve qu’il suffit d’adopter un certain format pour se dispenser ensuite de mettre en scène.
A ce titre, Dolan n’est pas un formaliste comme a pu l’être, au hasard, Orson Welles. Chez l’auteur de Macbeth et chez tout grand formaliste, il s’agit de faire violence : à la caméra, au montage, à la matière même, qu’importe ? En tout cas, de ne jamais se satisfaire de petits gadgets formels servant juste au cinéaste à signaler à chaque plan sa présence. Et il y a quelques beaux plans dans Mommy, quelques scènes où le format sert bien les personnages : ainsi, cette belle scène où le trio se prend en photo, resseré au centre du cadre. Mais sinon, ce choix donne plutôt l’air d’encombrer Dolan : la scène où Steve, au guidon de son vélo, tend les mains et écarte le cadre est tout autant une prouesse de petit malin qu’elle est un aveu de défaite.
Par le choix continuel du passage en force, par la quête incessante de l’émotion, Mommy ressemble à un long clip promotionnel pour lui-même. Les images ne cessent de clamer combien elles sont émouvantes, combien elles sont intenses. Mais peut-être que l’émotion, précisément, ce n’est pas que cela. Peut-être en existe-t-il une forme plus haute, et pourtant toute simple, toute « bête ». Souvenons-nous de l’ultime séquence de Printemps tardif d’Ozu, quand le père pêle un fruit, dont la peau chute silencieusement sur le sol, symbolisant en un seul plan toute la fuite du temps. Voilà quelque chose d’une infinie simplicité et qui peut pourtant déclencher des torrents de larmes.
Long clip pour lui-même, disions-nous de Mommy. En effet, Dolan est plus un excellent communicant qu’un bon cinéaste. Aussi son regard s’attarde-t-il sur les vêtements et fanfreluches. C’est une ode aux objets divins du consumérisme contemporain. Là encore, aucune distance : rappelons-nous combien David Fincher, qui vient pourtant de la pub et du clip, s’approprie les codes de la communication pour mieux en faire la satire (ainsi, Fight Club).
Plus qu’il n’est émouvant, Mommy est un film publicitaire pour vendre l’émotion. Et plus que « émotion », il faut dire : forme convenue de l’émotion à l’ère de la com’, soit des ralentis adjoints à la musique de Lana Del Rey. Vivez intensément, soyez-vous même. Le discours porté par la forme du film ne diffère pas au fond des mots prononcés par le cinéaste quand il reçut son prix à Cannes. Discours bien sympathique, certes, mais tout de même un peu court, et franchement questionnable quand il est mis au service du consumérisme, et quand « être soi-même » revient à porter telle paire de baskets. Un discours au mode injonctif, et au fond très normatif.
Reste une justesse qui parfois parvient à se frayer un chemin, dans Mommy, tenant sûrement au degré d’investissement des acteurs, quand le film cesse d’opérer par passages en force. Niché au cœur de l’esbroufe, il y a un petit film qui émeut, parfois. Mais Dolan est encore bien loin de la maturité. Il est touchant dans la mesure où peut l’être un ado, soit aussi très énervant.
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