You’re Dead ! Tu es mort ! Le titre du nouvel album de Steven Ellison sous son alter ego préféré Flying Lotus, est autant terriblement candide, enfantin, voire même stupide, que sinistre, sombre. Cette ambivalence a depuis longtemps gouverné dans la musique du producteur californien, ses albums étant souvent composés de chansons joviales et détendues, incluant parfois des samples issus de référence à la culture geek (Captain Murphy, double rappeur de l’artiste, présent pour la première fois sur deux titres de You’re Dead !, en est le parfait exemple), mais inclut aussi des morceaux plus funèbres, à l’ambiance lourde, pesante et cauchemardesque. Flying Lotus est, surtout depuis son chef d’œuvre Cosmogramma (2010) – pièce majeure de la musique contemporaine – et le nocturne et passionnant Until The Quiet Comes (2012), une sorte de créateur de petits mondes oniriques, songes où se déroulent diverses histoires à l’atmosphère alternant entre la plénitude et la terreur. Son goût pour les titres aux formats courts s’enchaînant harmonieusement y contribue énormément. En cela, Steven Ellison, plus qu’un auteur de génie de la musique actuelle, est aussi une sorte de figure mystique, voire divine à la puissance évocatrice sans fin, à l’image d’un Miles Davis, des Pink Floyd ou même de Brian Eno. Trois références pas si anodines que cela quand on aborde l’œuvre de Flying Lotus. Et vu l’effet intense qu’elle produit lors d’écoutes nocturnes, on pourrait le qualifier de Morphée musical.
Dans cette cinquième oeuvre, vous vous en doutez, il sera avant tout question de mort, ou plutôt du passage de l’état de vivant à celui de mort. Si cette thématique a toujours été chère à Steven Ellison, qui justifie l’exploration de ce sujet par le fait que beaucoup de personnes autour de lui ont trépassé, le marquant pour toujours, jamais il ne l’avait évoqué de manière aussi décalé. Tout oripeau funèbre semble en effet avoir disparu pour laisser place à une sorte de gigantesque fête, messe bordélique saluant la mort non pas comme une perte mais plutôt comme une élévation. Le très beau clip de Never Catch Me, titre en collaboration avec Kendrick Lamar, en est peut être l’illustration la plus parfaite avec ce triste enterrement d’enfants afro-américains qui cède le pas à une chorégraphie endiablée et joyeuse effectuée par ce que l’on présume les fantômes du petit garçon et de la petite fille. Cette danse sans fin, c’est avant tout la fièvre de la black music qu’elle retranscrit. La même que l’on retrouve dans la musique de James Brown, Miles Davis (encore lui !), Robert Johnson, Nina Simone, le jazz de la Nouvelle Orléans, le Hip Hop, le crump,… Oui, You’re Dead! est aussi un magnifique hommage à toute une culture musicale, une célébration de la « musique noire » et de toutes ses figures. Et osons sortir les grands mots, il en est aussi l’un de ses plus beaux représentants. Avec ce nouvel opus, Flying Lotus sort de sa bulle underground pour aller vers l’universel, tout en n’oubliant pas ses origines. S’il avait eu plus de succès, daigné s’aventurer dans la musique populaire, la comparaison avec le démiurge Kanye West n’aurait pas été usurpée. On comprend mieux pourquoi Steven Ellison est déçu de ne pas avoir pu faire partie de la composition de Yeezus.
C’est une oeuvre tout en foisonnement et ébullition, une chaleur communicative qui doit énormément à la grande place accordée aux instruments acoustiques.
Plongeons dans les entrailles de la bête. Sa durée : 38 minutes. Soit l’album le plus court de l’artiste californien, le plus condensé et concentré aussi. Et pourtant, il est très certainement le plus riche. C’est une oeuvre tout en foisonnement et ébullition, une chaleur communicative qui doit énormément à la grande place accordée aux instruments acoustiques. Pour cela, Steven Ellison pourra remercier comme il se doit les nombreux contributeurs de génie qui ont participé à You’re Dead!. Au delà même des featurings clinquants (Kendrick Lamar, Herbie Hancock, Snoop Dogg, sur ce qui reste peut être le morceau le moins intéressant de l’album, Dead Man Tetris, bourrin et finalement en total décalage avec ce qui l’entoure), des habitués (Niki Randa, Laura Darlington, Thundercat et son jeu de basse ébouriffant), il y aussi les hommes de l’ombre : Brendon Small et son jeu de guitare protéiforme, lorgnant parfois non loin du métal de Slayer, le saxophoniste mutant Kamasi Washington dans la plus pure tradition de John Coltrane (dont la femme Alice Coltrane est la grande tante de Steven Ellison, tiens tiens !), Ronald Bruner Jr. et sa maitrise phénoménale de la batterie et de tous ses secrets. Toutes ces personnes apportent leur pièce à l’édifice pour faire de You’re Dead! une fanfare mortuaire intense. Intense est un mot juste, tant l’album parait n’être qu’une seule et même chanson de 38 minutes alternant moments accélérés et frénétiques avec d’autres plus calmes et planants. You’re Dead! aurait pu très bien être un des titres sans fin du chef d’oeuvre d’avant-garde jazz de Miles Davis, Bitches Brew. Les 5 premières minutes introduisent d’ailleurs l’auditeur à cet aspect si particulier de l’album, quatre morceaux instrumentaux ne dépassant jamais les deux minutes s’enchainent et s’imbriquent pour former une seule et même entité avant de laisser place à la première véritable chanson, Never Catch Me. On avait rarement était autant stupéfait par de tels prémices dans la musique contemporaine. On n’a jamais réellement l’impression de changer de titres et pourtant chacun est si différent des autres. Theme est une pièce introductive pure et dure, Tesla qui voit la première collaboration avec Herbie Hancock est un merveilleux titre de jazz (ou plutôt « nu-jazz » serait une meilleure catégorisation), Cold Dead met en avant une guitare puissante qui prend dès le début tout l’espace, et Fkn Dead est une douceur lente et sucrée.
Néanmoins, décortiquer You’re Dead!, même si cela a son intérêt, dénigre quelque peu l’authenticité de cette oeuvre époustouflante qui repousse les limites de la musique de son auteur mais aussi de la musique tout court. L’écouter en une traite est primordiale pour en ressentir toute l’essence.
En fin de compte, l’album remet en avant ce principe de morceaux qui s’enchainent harmonieusement plusieurs fois par la suite, comme les mouvements dans la musique classique. Il y aura Turkey Dog Coma – Stirring – Coronus The Terminator, mais aussi Turtles – Ready Err Not – Eyes Above – Moment Of Hesitation et le mouvement final Obligatory Cadence – Your Potential/The Beyond – The Protest. Chacun d’entre eux a son identité propre, ses passages énervés et d’autres plus aériens. Ils se terminent d’ailleurs à chaque fois par un sommet musical à tomber par terre. Coronus The Terminator est une sorte de Gospel moderne où le rythme serait imposé par un beat hip hop de très grand cru et la voix aphrodisiaque de Niki Randa, à la fois femme et mère, accompagnerait notre voyage dans l’autre monde, telle une ascension. Moment Of Hesitation, de nouveau avec Herbie Hancock, est certainement le morceau de pur jazz le plus habité et le plus passionnant de l’album, une expérience brève mais jouissive. Enfin, The Protest termine le « trip » dans une sorte d’osmose totale avec ce We will live on forever fédérateur, l’hymne de You’re Dead!, scandé tout du long par les voix magiques de Laura Darlington et Kimbra.
Entre ces mouvements se situent des morceaux transitoires, pierres angulaires qui permettent de passer d’un état à l’autre, de plus en plus loin du vivant, de plus en plus proche de la mort. Never Catch Me et Dead Man Tetris sont les seuls véritables pièces imprégnés par le hip hop, notamment grâce à leur featuring avec des artistes du genre de renommée mondiale. On retiendra surtout le premier qui est certainement un des plus beaux morceau de rap de l’année 2014. Kendrick Lamar s’incorpore parfaitement dans la machinerie si spéciale de Flying Lotus, comme Thom Yorke et Erykah Badu auparavant, adaptant son flow à ces sonorités venues d’ailleurs. Siren Song avec Angel Deradoorian, Descent Into Madness où Thundercat pousse la chansonnette et The Boys Who Died In Their Sleep en featuring avec Captain Murphy (donc avec lui même, oui Steven Ellison est schizophrène) sont tout trois des titres plus courts mais ils dégagent chacun une ambiance très forte qui va déteindre sur ceux qui suivront. La première est empreinte de désir et de sensualité tandis que les deux autres sont littéralement des éloges de la folie pure.
Néanmoins, décortiquer You’re Dead!, même si cela a son intérêt, dénigre quelque peu l’authenticité de cette oeuvre époustouflante qui repousse les limites de la musique de son auteur mais aussi de la musique tout court. L’écouter en une traite est primordiale pour en ressentir toute l’essence. N’ayons pas peur de le dire, ce nouvel opus de Flying Lotus est une grande oeuvre qui assoit définitivement son auteur dans les strates supérieures, au coté des meilleurs. L’importance accordée au jazz et aux instruments acoustiques permettront d’ailleurs à ce dernier de s’offrir à de nouveaux auditeurs qui pourront enfin lui trouver une légitimité, si ce n’était pas encore fait. Bon, à quand le prochain ?
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