Que vaut American Sniper ? Epineuse question, de toute façon plus intéressante que la réponse. Mieux vaut d’ailleurs, avant de le juger, se demander ce qu’est le film. En somme, ne pas prétendre en faire la critique, mais plutôt tenter d’écrire avec lui.
Le nouveau Clint Eastwood, sans surprise, n’est pas confortable. L’ambiguïté morale n’est de toute façon pas nouvelle chez ce cinéaste dont plus personne n’ignore qu’il vote à droite, mais que son œuvre est autrement plus indéterminée politiquement. A priori à des années-lumière de son magnifique (et trop ignoré) Jersey Boys, il continue pourtant de faire ce qu’il a toujours fait : une fresque en clair-obscur de l’Amérique.
Le film s’inspire des mémoires de Chris Kyle (interprété par Bradley Cooper bien engraissé pour un rôle tel que les Oscars les adorent), tireur d’élite membre des SEAL engagé dans le dernier conflit irakien. Exceptionnellement doué au tir, Kyle abattit au moins 160 personnes au combat (un record), se fit surnommer « Legend » et conquit une bien triste gloire.
Quelle matière Eastwood extrait-il de tout cela ? En somme un authentique biopic qui, s’il n’est pas grand, n’en est pas moins passionnant. Les meilleurs films du genre sont ceux d’individus dont la trajectoire peut constituer une histoire digne de ce nom. Or ceux-ci ne sont pas forcément des gloires illustres, comme le pointaient fort justement les frères Coen se disant plus intéressés par la vie d’un chanteur de folk fictionnel que par celle de Bob Dylan : ce n’est pas parce que Dylan est grand qu’il fait un bon personnage pour autant (voir So Film n°15). Chris Kyle est un bon spécimen de gloire pas aimable, ni un saint ni une idole.
Cela débute ainsi : le sniper est perché en haut d’un immeuble, l’arme braquée sur un enfant qui s’avance vers un véhicule américain. L’enfant porte une bombe : va-t-il tirer ? Une détonation se fait entendre mais, flash-back, les images raccordent sur un Kyle tout jeune apprenant la chasse avec son père. Le meilleur et le pire du film se condensent en ces quelques secondes. D’un côté, Eastwood pratique un suspens vraiment douteux. La problématique est comparable à celle, bien connue, de la séquence dite « de la douche » dans La Liste de Schindler de Spielberg. Est-il permis de faire du suspense – c’est-à-dire du divertissement – avec des choses aussi graves que la Shoah ou ici la guerre en Irak ? Prenons parti et affirmons que non : non pas qu’il faille renoncer à montrer, mais pas n’importe comment… En tout cas, la dramaturgie n’est guère conjugable avec la pudeur qu’appellent les pires horreurs du conflit.
Mais de l’autre côté, et c’est là qu’Eastwood est grand (dans un film qui l’est moins), il y a ce flash-back, et une entreprise autrement plus louable : retracer l’historique d’un homme et les raisons de son action.
Or là, le cinéaste n’est pas tendre. Aux États-Unis, les Républicains adorent le film. Faut-il qu’ils soient aveugles pour ne pas voir combien la peinture de leur pays ici dressée est révulsante jusqu’à la nausée. Eastwood montre des individus dressés dès l’enfance dans la fascination pour les armes et la violence. Après que le petit frère de Kyle se soit fait tabasser à l’école, le père impose à ses enfants un bon sermon bien sécuritaire et simpliste : le monde se divise entre les agneaux (les faibles qui subissent), les loups (les méchants, donc l’autre, l’étranger) et enfin les chiens de bergers (ceux qui défendent les faibles contre les loups). Kyle qui a défendu son frère l’a compris : il sera chien de berger. Son destin de sniper est tracé. À la messe, le prêtre s’exprime avec la même solennité que le père, sauf que celui-ci sort sa ceinture et l’expose bien en vue comme menace sur la table du repas familial : la parole peut s’aider des coups pour bien pénétrer les cerveaux. Eastwood montre successivement les scènes d’une vie reposant sur la croyance en la violence et en la religion. Un plan très lucide réunit bible et soldats de plomb. Plus tard, lors de la rencontre avec sa future femme Taya, dans un bar, Kyle déclare que l’Amérique est la plus grande nation au monde et qu’il veut la défendre. Faut-il lui en vouloir d’avoir des choses une vision si univoque dès lors qu’il a été formaté dès la sortie du berceau ?
Le film est trop dévoué (soumis, diront certains) au point de vue de Kyle pour que les plus embarrassantes questions puissent être posées avec force. Kyle ne doute jamais de la légitimité de la présence des États-Unis sur le sol irakien. Le poids des morts lui pèse, mais jamais il ne se questionne sur le bien-fondé de son action. Le doute arrive donc d’autre part : lors de l’enterrement de son camarade Marc Lee, tombé au combat. Une proche lit la dernière missive du soldat : il y évoque ses doutes et utilise le terme de « croisade » pour décrire l’intervention en Irak. Kyle, lui, s’est bâti une muraille d’opacité, avec ses lunettes noires vissées au nez. Plus tard en voiture, sa femme lui demande son avis sur les propos de Lee. Il répond que c’est ce doute qui l’a tué. Et le cinéaste de laisser le spectateur se débrouiller avec ça. D’autres voies (voix) existent, mais embrasser un point de vue différent ferait matière pour un autre film. Il faut toujours bien se garder de confondre discours du personnage et discours du cinéaste. Alors oui Eastwood ne condamne pas (pas assez ?), mais c’est un bien triste monument qu’il érige à son héros.
American Sniper serait un grand film s’il ne nous imposait pas ses aberrantes séquences de guerre, car c’est quand il se focalise sur le retour du soldat au bercail qu’il est le meilleur. Sidérant tout de même que certains puissent y lire un message en faveur de la guerre, tant rien n’est caché ici de ses horreurs ni du traumatisme qu’elle inflige. L’épouse de Kyle utilise le terme « alien » pour décrire le bébé qui lui pousse dans le ventre, mais l’alien introduit dans le foyer, c’est bien Kyle, transformé par ses innombrables mises à mort. Dans une des ultimes séquences, il s’amuse à jouer au cow-boy et pointe un revolver sur sa femme pour l’inciter à se déshabiller : moment glaçant, car il en faudrait peu pour que la blague vire au cauchemar. Dans un grand moment de mise en scène encore, il fait face à son écran télé, des bruits de bataille retentissent, ses enfants jouent autour. Nous croyons que les bruits proviennent du poste, mais la caméra effectue un mouvement circulaire et révèle que l’écran est noir : ces bruits sont la tempête sous le crâne de Kyle, tempête qu’il ne peut partager avec sa famille.
Sur le sol américain, Kyle ne croise parmi les anciens combattants que des hommes mutilés, traumatisés. C’est finalement par l’un d’eux qu’il se fera assassiner en 2013. Eastwood ne le montre pas, il conclut par un magistral et lourd de signification fondu au noir sur l’épouse observant son mari s’éloigner pour rejoindre un autre vétéran, le regard inquiet. Puis il enchaîne enfin sur des photo-montages réalisés par des amateurs pour saluer la mémoire du véritable Chris Kyle et autres archives télévisuelles d’une Amérique endeuillée. Sans doute moins pour le cinéaste une manière d’approuver ces hommages que de signaler leur existence et de convier les anonymes voix de l’Amérique après avoir donné la sienne, nourrie d’un noir désespoir.
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