Une nouvelle pierre à l’édifice de la musique afro-américaine
Robert Johnson, Muddy Waters, John Lee Hooker, Miles Davis, John Coltrane, James Brown, Nina Simone, Marvin Gaye, Al Green, Gill Scott Heron, George Clinton, Aretha Franklin, Prince, Afryka Bambaataa, Public Enemy, Wu-Tang Clan, 2pac, Notorious Big, Outkast, Erykah Baduh, Common, Kanye West, Flying Lotus. Cette liste de noms exhaustive, mais incomplète, porte en elle toute une lignée d’artistes musicaux ou de musiciens qui ont tous apporté leur pierre à l’édifice de la musique afro-américaine et aussi de la musique, en général. On peut avec certitude faire entrer dans ce cercle prisé, le jeune et talentueux Kendrick Lamar, artiste Hip Hop de la côte Ouest, de Compton (banlieue Sud de Los Angeles) pour être plus précis, là même où est né un des premiers groupes phare du genre : NWA. Si vous faites partie des rares à ne pas connaître K-Dot (son ancien nom de scène) qui s’était pourtant fait une renommée dans le milieu du Rap US avec Section.80, son premier album et surtout pour son exceptionnel second opus Good Kid M.a.a.d City, meilleur album de l’année 2012 tous genres confondus. Cela risque définitivement de changer, avec la sortie de To Pimp A Butterfly en ce mois exceptionnel de Mars 2015 – où le rappeur côtoie, entre autres, les dernières œuvres de Björk, Death Grips, Liturgy et Godspeed You! Black Emperor. Car si le protégé de Dr. Dre avait touché tout un pan d’habitués du genre Hip Hop, avec son chef d’œuvre à la production soignée, mêlant sonorités rétros et tendances modernes, dans un alliage que sublimaient son flow original, ses textes « métas » pleins de sens, ainsi que ses featurings avec d’autres artistes prestigieux (Drake et Dr. Dre pour ne citer qu’eux), il atteint avec cette troisième œuvre de nouvelles cimes musicales insoupçonnées. Il va surtout toucher un nouveau public avec ce To Pimp A Butterfly brassant tout un pan de la musique afro-américaine, allant des années 1930 à aujourd’hui. Jazz, Blues, P-Funk, Soul, G-Funk, Fusion et Hip Hop, cet opus est tout cela, résolument tourné vers un passé musical riche, tout en offrant une production toujours à la pointe et contemporaine. A la manière d’un Aquemini, le chef d’œuvre des Outkast datant de 1997, Kendrick Lamar conçoit un album ambitieux, cohérent et intelligent, conscient des problématiques américaines actuelles et notamment le fait d’être « noir » dans l’Amérique d’Obama. Moins portée sur son vécu, l’histoire que nous raconte ici le MC (prononcer « emsee ») de Compton est plus globale, plus universelle. On a rarement eu affaire avec une œuvre aussi passionnante et questionnant de manière aussi forte la condition d’être « noir ».
Après un classique instantané comme Good Kid, M.a.a.d City, le garçon de Compton aurait pu s’enfermer dans la facilité, mais il a préféré faire le grand saut dans l’inconnu
Un choix de la cohérence de l’œuvre finale au mépris même de la recherche d’adhésion à coup de tubes ultra-fédérateurs, comme avaient pu l’être les superbes Bitch Dont Kill My Vibe, Swimming Pool (Drank) ou Poetic Justice. Un choix cornélien qui peut rebuter et diviser. Bien sûr, To Pimp A Butterfly n’est pas non plus une œuvre d’avant-garde réservée à une élite, mais les titres qui la composent sont plus alambiqués, nécessitent plusieurs écoutes pour révéler leurs multiples beautés. Si des morceaux comme Wesley’s Theory, qui ouvre le bal, I, premier single révélé l’Automne dernier ou encore la très groovy King Kunta sont immédiates et donnent envie de se déhancher dès les premières notes, on peut aussi tomber sur des chansons plus complexes ou plus radicales. On pense évidemment au deuxième single, sorti juste après la nuit des Grammy Awards qui avait d’ailleurs couronné Kendrick et I (alors qu’il avait été injustement oublié l’année précédente), The Blacker The Berry et son Hip Hop au phrasé à la limite du Hardcore, son refrain enragé scandé par l’artiste Reggae Assassin et ses paroles ambiguës. Après un classique instantané comme Good Kid, M.a.a.d City, le garçon de Compton aurait pu s’enfermer dans la facilité, mais il a préféré faire le grand saut dans l’inconnu. Remarquable à une époque où la musique populaire sent le réchauffé, s’auto-parodie en renouvelant à l’excès la même recette. Surtout Kendrick Lamar, à l’heure des mixtapes, albums digitalisés et tubes balançaient ça et là dans le flow continu d’internet, fait le choix fort d’offrir un vrai album, au sens de l’œuvre travaillée de long en large, racontant une histoire cohérente, digne du storytelling des séries américaines. Certes, l’album a été victime de la mode de la sortie surprise en avant-première sur Internet, comme une bombe lâchée dans la nature, organisée savamment par les maisons de disques pour faire monter le buzz. Mais qu’importe, surtout que ce n’était point voulu par TDE, le label de Lamar. Tout est réfléchi, rien n’est laissé au hasard, jusque dans sa superbe pochette réalisée par le photographe français Denis Rouvre : Kendrick Lamar et ses potes, torses nus, en pleine pose-cliché du Gangsta rap – billets de banques, bouteille de whisky, artifices bling-bling – sur la pelouse devant la Maison Blanche et à leurs pieds, un juge laissé pour mort. A la fois porteuse d’un sens politique (les magistrats qui détiennent des parts dans les prisons de Californie) et d’un sens ironique (un groupe d’afro-américains rejouant ce à quoi on les réduit toujours malgré l’Amérique d’Obama), elle porte en elle toute l’intelligence de To Pimp A Butterfly.
Une oeuvre fascinante pour l’alchimie sur laquelle elle repose, qui fait appel à de nombreuses personnalités de la musique pour collaborer à ce chef d’oeuvre de la musique moderne
Mais To Pimp A Butterfly est aussi une œuvre fascinante pour l’alchimie sur laquelle elle repose. Kendrick Lamar évidemment n’est pas seul et a fait appel à de nombreuses personnalités de la musique pour collaborer à ce chef d’œuvre de la musique moderne : le pape de la P-Funk George Clinton (Parliaments, Funkadelic mais aussi les nombreux samples de ses compositions qui ont inondé les premières années du Hip Hop), le doyen Snoop Dogg, le soulman Bilal, ceux qui avaient déjà participé au précédent opus (les producteurs Sounwave et Pharell Williams, la chanteuse Anna Wise, etc.) et deux trublions de la musique contemporaine, Flying Lotus et son acolyte Thundercat. La rencontre entre Lamar et le producteur Steven Ellison (a.k.a. Flying Lotus) et le bassiste de génie Stephen Bruner (a.k.a. Thundercat) est peut être ce qui a été le plus déterminant dans la création de To Pimp A Butterfly. On connaît l’appétence d’Ellison pour le revival de la musique afro-américaine entremêlée dans les fils sonores de ses beats électroniques. You’re Dead !, sorti l’année dernière et qui comptait déjà une superbe collaboration avec Kendrick Lamar, sur Never Catch Me, portait ceci à son paroxysme, et la présence de Thundercat sur tous les morceaux n’y était pas pour rien. Finalement To Pimp A Butterfly poursuivrait en quelque sorte le travail proposé par Ellison dans sa dernière œuvre, mais dans une dimension moins électronique et plus Hip Hop et acoustique, agrémentée d’une portée sociale plus claire chez Lamar. Ainsi, on retrouve des titres portés par la même fièvre « Jamesbrownienne » que sur You’re Dead! : la basse ronronnante et résolument funk de Wesley’s Theory ; la bicéphale U pleine de tension et de folie sur les lovin’ u is complicated* répétés par Lamar à outrances (contrebalançant l’assurance du single I, avec un MC en plein doute sur lui-même), avant que tout cela éclate pour laisser place à des complaintes alcoolisées et dépressives du rappeur ; les deux interludes For Free? et For Sale? Délirantes, totalement régies par le jazz et un chant tout en urgence pour la première et un chatoiement électronique pour la seconde.
C’est un voyage en Afrique du Sud qui a été l’élément déclencheur de cette oeuvre
Plutôt que d’alchimie, on peut aussi parler de magie chamanique, de vodoo. D’ailleurs, si Good Kid, Ma.a.d. City faisait ressurgir tout un imaginaire musical californien et pas seulement celui du Gangsta Rap et du « Rap conscient » des 90’s, To Pimp A Butterfly semble lui hanté par les bayous de la Nouvelle Orléans, berceau du Jazz et la chaleur du Dirty South. Pas celui de la Trap Music actuelle, mais des sonorités labellisées Outkast ou Goodie Mob. Cela se ressent évidemment dans le raffinement des compositions et de la production. Les teintes R’n’B de These Walls, les synthés de Hood Politics ou l’empreinte Nu Soul de Complexion (A Zulu Love) sont tous des exemples de la richesse de l’approche de ce nouvel opus qui donne l’impression de s’éparpiller comparé à la grande homogénéité du précédent, mais qui reste au final d’une cohérence folle. Tout ces éléments démontrent la grande liberté dont fait preuve Kendrick Lamar et ses acolytes sur la totalité seize morceaux. Une liberté pourtant pleine de tourments, l’album pouvant arborer des teintes lumineuses comme les teintes les plus sombres. Ces teintes « noires » sur lesquelles se constitue To Pimp A Butterfly, qui auraient très bien pu s’appeler 50 nuances de noir, font se confronter Kendrick Lamar avec la mort, ou au moins la désolation. C’est d’ailleurs un voyage en Afrique du Sud, comme un retour aux origines du fils prodigue vers la mère patrie (une mère qui revêt ici plusieurs oripeaux : la mère réelle de l’artiste, sa grand-mère, le quartier de Compton et donc le continent africain), qui a été un des éléments déclencheurs de la création de cette œuvre. Il y a croisé la pauvreté à travers un mendiant auquel il a refusé un dollar – pris de remords il y conte l’expérience dans la formidable How Much A Dollar Cost -, mais surtout les vestiges d’un pays où a eu lieu l’une des plus violentes oppressions du XXIème siècle sur une communauté, l’Apartheid et l’incroyable lutte de cette même communauté pour récupérer ses droits. Pas surprenant donc, de croiser Mandela au détour d’un dernier titre magistral et mélancolique, Mortal Man.
Un disque qui dialogue toujours avec la mort, d’où surgissent ici et là des fantômes de la culture noire américaine
On le dira encore, Kendrick Lamar agit ici comme un sorcier vodoo, toujours en dialogue avec la mort. Cette dernière faisant entièrement partie de sa vie depuis qu’il est jeune, en témoignent les morts de son cousin et d’autres proches racontées dans Good Kid, M.a.a.d City. Surgissent ici et là des fantômes de la culture « noire » : Martin Luther King, Malcom X, James Brown, Michael Jackson, etc. Et enfin 2pac dans l’hallucinant faux-entretien bricolé entre Lamar et l’auteur de All Eyez On Me himself en clôture de To Pimp A Butterfly. Même si les paroles de Tupac Shakur sont tirées d’un entretien donné à une radio suédoise au milieu des années 90, l’auditeur a vraiment l’impression, pendant un peu plus de 5 minutes, que Lamar est allé lui même interviewer le rappeur mythique de la West Coast depuis le royaume des morts. Un entretien plein de sens, sur le rapport des deux artistes avec l’image qu’ils renvoient aux médias et à leurs publics et l’importance que cela implique, notamment moralement. En une certaine manière, c’est aussi une sorte de passation de flambeaux depuis l’au delà, d’une icône à une future icône. Et la métaphore finale de la chenille devant devenir un papillon intensifie ce sentiment. Autrement dit, le jeune K-Dot tenté par le démon (le fameux Luci, contraction de Lucifer qu’on entend tout au long de l’album, mais aussi de l’Amérique elle même), devant impérativement choisir la meilleure voie pour devenir Kendrick Lamar, enfant du ghetto, aujourd’hui star du Hip Hop dont les mots et la musique doivent éveiller l’esprit de ses auditeurs sur les maux de la société. To Pimp A Butterfly en est l’expression musicale, une œuvre schizophrène, à la fois passéiste et ultra-moderne, menée par un artiste en proie aux questionnements sur sa personne mais aussi sur toute la communauté qu’il est conscient de représenter. Une œuvre imparfaite mais rare dans le contexte musical actuel, car d’une portée phénoménale et d’une profondeur renversante.
Oui, Kendrick, ça y est ! Tu t’es transformé en un magnifique et rayonnant papillon. Attention à ne pas enflammer tes belles ailes tel Icare cependant ! Mais le recul et l’intelligence dont tu fais preuve sur ta nouvelle galette sont la parfaite démonstration que tu as les épaules pour assumer ton héritage. Allez, Envole-toi !
* T’aimer est compliqué
Note: