Jeffrey Lamar Williams est une anomalie dans le monde du Hip Hop. Faisant ses débuts au début des années 2010, avec plusieurs mixtapes sous son nom de scène amené à devenir culte, Young Thug, il ne tarde pas à devenir le centre de toutes les attentions. A seulement 23 ans, il est fascinant de voir cet artiste muer, passer d’outsider à acteur majeur de la scène Hip Hop américaine, enchaînant prestigieuses collaboration (Jamie XX, Tinashé, bientôt Kanye West), mais surtout les mixtapes à l’excès. Young Thug est un martien du rap qui tranche radicalement avec les habituels figures du genre. S’il vient de la rue – celles d’Atlanta – et qu’il s’est développé dans le milieu de la Trap music et du Dirty South, Young Thug n’est pas un Gucci Mane ou un T.I. de plus. Avec son look à la fois exigeant et destroy, ce qui lui a valu de nombreux questionnements sur sa sexualité, « Thugger » (son surnom inscrit sur ses dents en or) est un artiste sophistiqué et cela se ressent dans son flow et dans sa voix uniques. Souvent comparé à son grand ennemi Lil Wayne, il s’en détache pourtant nettement avec un style beaucoup plus musical et rythmique, comme si son flow ne faisait qu’un avec l’instrumentation, tout en ayant l’incroyable capacité de s’en jouer, de la contredire et de la transcender. Young Thug est un génie de la rime, comme Rakim l’était il y a près de trente ans, et la pousse au rang d’art. C’est d’autant plus impressionnant qu’il en est un maître incontesté, capable de produire cinq morceaux par jour. Son premier hit, Stoner, aurait d’ailleurs était composé en quinze minutes. Sa méthode de travail est à part, si Kanye West est un bourreau du travail, un perfectionniste faisant appel à une multitude de producteurs à l’écriture d’un seul titre, Young Thug est un feu follet, un grand sorcier fou rappant sur tout ce qui lui vient en tête à la simple écoute d’une instrumentation.
Si quantité rime avec qualité, il est rare que les deux composent un beau vers harmonieux. Or, Barter 6 puis Slime Season, deux mixtapes sorties cette année, sont là pour nous prouver que Young Thug est bien capable de recomposer cette dangereuse rime. Bien qu’on attendait avec davantage d’excitation le premier album Hy!£UN35, en train de doucement se transformer en arlésienne, il ne faut pas gâcher son plaisir devant ces deux compilations de très bons morceaux montrant l’étendue du style du « Thugger » et permettant à ce dernier de prendre possession de son immense talent. Sur Barter 6 et Slime Season, le jeune MC s’entoure encore des mêmes personnes de confiance, notamment les producteurs London on da Track, Wheezy et Goose ainsi que ses comparses Gucci Mane et Birdman (l’un des fondateurs du label Young Money Cash Money ayant ces dernières années produit Drake, Meek Mill, Lil Wayne et Nicki Minaj). Cette espèce de famille musicale dont le rappeur d’Atlanta a su s’entourer semble désormais appartenir à la même constellation Young Thug. Manque cependant à l’appel Rich Homie Quan, avec qui il avait illuminé 2014 avec la géniale mixtape Rich Gang : Tha Tour Part 1. Tout ce même petit monde explique en partie la puissante homogénéité des deux projets : ce sont deux blocs de plus de cinquante minutes qui semblent former un seul et même titre gigantesque. Néanmoins, si l’atmosphère est sensiblement la même, chaque beat issu de chaque titre en offre une variation renouvelée. Rien d’indigeste donc, bien au contraire, Barter 6 et Slime Season sont deux incroyables avalanches de tubes et sont deux exemples du songwriting hallucinant de Young Thug.
Des titres comme Constantly Hating, With That, Check, Power, Best Friend et Freaky sont tous des sérieux prétendants au morceau Hip Hop de l’année. Si on pourra reprocher à Barter 6 son apparente facilité et minimalisme, un Young Thug en feu le long des treize chansons élève le tout à un niveau supérieur. L’aisance avec laquelle il jongle avec les mots, les mâche, les façonne ou les remodèle, créant ainsi son propre langage, étonne. Parmi ses contemporains, on ne voit que Future qui imprègne autant de sa personnalité unique son phrasé. Si cela peut rebuter, pousser à l’incompréhension, il est pourtant nécessaire de se laisser perdre dans les méandres de l’imprévisibilité de ces deux rappeurs pour comprendre la singularité de leur art. Si Young Thug aborde des sujets très concrets – les critiques, la drogue, l’agent, les femmes, son psychisme – la manière dont il les articule et les exprime donne dans l’abstraction, la poésie. C’est finalement Slime Season qui permet le mieux de s’en rendre compte. Une mixtape plus imprévisible, variée et neuve. Il suffit de voir comment Young Thug s’essaye à des ambiances plus R’n’B et parvient à concurrencer un certain Drake sur les géniales Power ou No Way. Tandis que Quaterback ou Calling Your Name offre des ambiances plus angoissantes et lourdes, montrant une facette plus rauque du chant du MC.
Si Kendrick Lamar, Danny Brown, A$AP Ferg ou Action Bronson incarnent une génération de rappeurs schizophrènes, capables de jouer sur deux registres, parfois au sein d’un même titre, Young Thug initie un tout nouveau genre : le MC paradoxal, à la fois unique et protéiforme. Il est fortement primordial de voir comment ce dernier va progresser dans les prochaines années, car on sent qu’il est bien capable de tout faire. Il a dernièrement montré qu’il pouvait se fondre dans l’univers de Jamie XX et réussir à nous leurrer tant I Know There’s Gonna Be (Good Times) paraissait être le seul fait de Young Thug. Son seul ennemi est lui-même et sa difficulté à se poser et à prendre son temps pour créer des morceaux qu’il estimerait valables, au point de faire partie d’un premier album. Le garçon, présent à Paris au mois d’août pour le Rock en Seine avait d’ailleurs lâché, pendant certaines interviews, une possible sortie surprise pour fin 2015. Le premier album de Young Thug au pied du sapin de Noël, il faut avouer que ça en jette !
Barter 6 – Note:
Slime Season – Note: