To beat or not to beat
N’en déplaise aux défenseurs de l’idée d’Art pour l’Art, le cinéma, comme tout autre média est nécessairement porteur, à des niveaux, degrés et dans des domaines relatifs, d’une idéologie ou d’une revendication singulière que l’on tend à mettre au jour ou à légitimer. La forme et le fond ne font qu’un, comme bouclier luisant, réfléchissant et fer de lance avançant sans transiger vers sa cible. Plus choquant encore pour les défenseurs d’un cinéma résolument bourgeois et réac’ qui ne voudraient en faire qu’un système clos révélateur de beautés universelles : il s’agit d’un art populaire et aujourd’hui majoritaire, mais aussi ancré dans son histoire sociale. Il permet ici la diffusion ô combien essentielle d’une problématique aussi dramatique et actuelle que celle du harcèlement scolaire, du cyber-harcèlement et de l’homophobie.
Malheureusement, ce que réussissent bien souvent en moins d’1:54 les spots de prévention contre le harcèlement scolaire et l’homophobie (du point de vue de la portée et de l’efficacité de la diffusion d’un message social alarmant et pédagogique), la première œuvre de Yan England – quoique louable, nécessaire et humaine – en étiole le sens et la portée. Difficile d’imaginer le degré d’implication du réalisateur et le rapport qu’il a pu avoir face à ces problématiques, mais il est possible de saisir sa décevante (et peut-être même lâche) capitulation comparé à ce que l’on peut en attendre.
La balise grossière, le stéréotype, les poncifs et l’axiologie en sont les principes conducteurs et cela ne peut être blâmé lorsque l’on comprend que le film a pour portée première – de la même façon que Chez Nous de Lucas Belvaux, pamphlet contre le FN montant dont l’impact fut diminué pour quasiment les mêmes raisons -, le surgissement d’une prise de conscience dans l’esprit contingent du maximum de spectateurs, possédant pour chacun d’eux au sein de la zone « morale » et « empathique » de leur cerveau, un potentiel de justice éminemment apte à être éduqué pour tirer vers le bien.
On ne peut donc entièrement blâmer ce choix assez grossier de reprise inaltérée, non affinée des poncifs du sous-genre du bullying movie, qui divisent à nouveau et de façon plate et routinière un jeune héros homosexuel et une masse informe d’opposants et de railleurs chapeautés par les têtes brûlées du lycée, personnages auxquels on n’accorde aucune analyse qui permettrait de désarçonner leur pouvoir, ni de comprendre de cette même manière les mécanismes d’une haine abjecte et infondée. Seul le final, climax d’une intensité dramatique à couper le souffle aux plus ineptes face au reste de la composition, permet de renverser ce paradigme qui attribuerait à la victime immaculation et d’un repli absolus et ses opposants d’une atrocité totale dont on ne cherche pas à comprendre les fondements, de peur de passer pour essayer d’adouber leur inhumanité.
En ce sens, Yann England fait montre d’une incroyable frontalité, sans aucun jugement, en reflétant enfin dans une montée d’adrénaline étouffante rythmée par les battements de l’esprit opprimé du héros enfin écouté la haine légitime qui s’éveille aussi en lui. Certains plans, timides, comme si le cinéaste avait eu peur de la subtilité qui entacherait ses revendications sociales et morales, témoignent cependant d’une analyse psychologique en germe, qui pourtant avait toute sa place ici dans l’art terriblement humain qu’est celui du cinéma.
Ces moments, légères brèches dans un océan d’inanités pourtant chargées d’une intense bonté, comptent notamment le jeu talentueux quoiqu’étouffé d’Antoine Olivier Pillon, révélation au jeu déflagrateur et impulsif de Mommy (Xavier Dolan, 2014). Il développe et porte réellement à lui seul, confirmant son talent, un mal dévorant par capillarité un corps de plus en plus tremblant, de plus en plus criard, de plus en plus revanchard, indigné et meurtri. Mais l’ensemble lycéen qui l’entoure et qui l’oppresse, dépeint au travers d’un regard très fermé, crée un contraste de qualité de représentation dans la vision pessimiste et vide qui le sert. 1 :54 est un impressionnant « coup de fouet social », mais sans aucune brèche ouverte sur un espoir, ni même une compréhension plus élevée de la situation. Communautaire, discriminante, repliée sur les réseaux sociaux qui sont autant de moyens ostracisants, on pourrait croire que ce portrait insipide d’une jeunesse – certes critiquable – agit sans haine réelle, sans regret, sans motivations (aussi idiotes soient-elles).
Le jeu des relations, comme celui entre le discret père et le fils, n’est que mécanique de l’accusatoire facile. Comment toucher un public si hétérogène, lorsqu’un développement unilatéral seulement victimaire élude à la fois les mécanismes de la cruauté et le mal réel qui ronge Tim ? En somme, ce film est tout comme ces tableaux de maîtres qui finissent imprimés sur les coussins des salons d’hôtels dans le seul but de remplir leur fonction de moyen pour un confort. Ici, le confort que s’octroie Yann England est de ne pas endosser toute la douleur que cette histoire implique de décharger au spectateur. Même si le traitement vif, fulgurant bien qu’incohérent de la situation, désossant les personnages, les situations, le drame en lui-même, donnent au film un rythme effréné qui ne peut qu’impliquer et identifier le spectateur dans cet acharnement scolaire.
L’idée de balançoire émotionnelle et narrative est d’un absolu brio, permettant le ballottement spectatoriel entre périodes de souffrance, de redressement par la persévérance, de victoire et un retour à ce schème dans un cercle vicieux réaliste et déconcertant les avides de happy end. Simple mais intelligent, ce procédé permet de laisser poindre de multiples climax étonnants, de témoigner avec humilité et crudité toute l’horreur irréversible de ces discriminations, mais surtout d’épouser la conquête que Tim entreprend sur lui-même et sur ses bourreaux, laborieuse et trébuchante.
Car c’est bel et bien sur deux, voire trois fronts que se bat Tim : celui où il doit faire face à ses opposants, à l’Autre qui rejette et ostracise l’anormal, celui où il s’oppose à lui-même et à son identité sexuelle qui bouillonne et le no man’s land de sa conscience qui travaille son moi et sa mémoire meurtrie, visitée par les vestiges d’anciennes souffrances, que le réalisateur décide d’imprimer au présent avec une jolie subtilité, échappatoires mentaux rêveurs, fantasmés ou cauchemardesques.
Et pour servir cette idée de plongée en apnée dans les méandres du mal grimpant de la discrimination, la direction de l’image et du cadrage sont tout à fait essentiels, permettant une immersion totale malgré les défauts qui collent au film : une réalisation impulsive, proche des corps, mais loin des peines. Il ne suffit pas d’adopter l’œil documentaire pour croire – comme le pensent souvent de nombreux réalisateurs qui s’en vont filmer l’Afrique comme un tout globalisé, croyant la comprendre simplement en en captant une idée « exotique » – que l’on peu saisir les mouvements internes d’un personnage, passer au travers de sa peau caractérisante, chosifiante, pour dépeindre ses mouvements intérieurs. Ici, il n’en est rien et chaque geste semble suivre un double déterminisme étouffant qui est celui de la réalisation (narration et mise en scène, la vie et la haine n’ont pas eu de valve dans laquelle souffler) et de la psychologie sociale. Mais ce dénuement et cette simplicité, encore une fois réelle simplicité, aux dépends de la valeur cinématographique de l’ensemble, servent avec une maîtrise relative le projet idéologique du réalisateur, dans un propos clair et marqué.
Finalement, le réalisateur semble avoir repris à son compte l’idée du pétard mouillé, de l’expérience chimique explosive que les deux amis se désirant secrètement, Tom et …, tenteront en vain au début de l’œuvre pour ne laisser échapper qu’une petite flamme de « loser », désignant un mal et une force en germe chez ces deux garçons. Une jolie petite lueur humaniste qui est emportée, telle une flammèche de bougie dans une bourrasque bien trop forte pour être domptée, dans la tentation à la facilité (pas si réprimandable du point de vue de son nécessaire impact social) de l’impression d’un tract contre les inégalités, les répressions, les hiérarchies et la discrimination. Mais, à l’image des efforts colossaux du héros qui tend vers un dépassement de soi pour sortir du carcan et de l’étau que lui impose la société, tout combat tend vers une forme de victoire. Or, face à la bataille à mener, on pourrait croire que Yann England, pétri de bonnes intentions, n’a pas trouvé la finesse, la précision et la force nécessaire qui auraient donné à un jet de lance encourageant, des conséquences létales sur la connerie humaine.
Note: