Quelque chose de pervers se loge en chacun de nous, lorsque l’on s’assied sagement, innocemment dans le cadre moelleux des fauteuils rouges d’une salle de cinéma : dans 70 % du temps, les bons hommes et femmes que l’on va suivre durant un cours laps de temps se verront confrontés à des péripéties –souvent justificatrices de l’existence de la narration et de l’œuvre même- qui les malmèneront, et dont nous sommes friands malgré nous. Qui oserait clamer avoir boudé le bonheur de voir la fraîchement révélée Virginie Efira de Victoria se débattre dans la condition de mère de famille sexuellement et professionnellement désespérée ? C’est que, au-delà des souffrances sublimées qui nous permettent de sentir la vie qui palpite encore sagement en nous, notre sentiment de conservation, révélé par ce sentiment d’être Pris de Court au cinéma, permet de d’arrêter le souffle continu de la vie sur une prise de recul, un temps d’arrêt.
Virginie Efira, nouvelle icône du cinéma français qui redéfinit les codes de jeu et de stature du personnage féminin dans les comédies dramatiques françaises actuelles, incarne ici le rôle d’une femme mère et joaillière, veuve et gérant à corps perdu l’adolescence compliquée de son aîné qui sombrera dans le trafic de drogues. Déménageant à Paris pour un nouveau poste qu’elle se voit refuser à son arrivée, s’entremêleront alors des séries de mensonges et de quiproquos qui éclateront et mettront au jour les dessous sombres et primaires de la cellule familiale. Dans ma maigre collection mentale de films de dérives familiales, rares sont ceux qui exploitent cet état de tension et de solitude souvent présents au sein d’un cercle pourtant fermé.
C’est le jeu de l’actrice principale qui porte toute la complexité et le tragique de cette atmosphère, quand ceux des deux enfants et du reste des acteurs apparaît bien piètre et refléter une œuvre sans réelle envergure, efficace mais maladroite et timide. A la manière des drames sociaux des frères Dardenne, avec la différence de ne pas approcher la justesse de jeu de ces derniers, on se penche au-dessus du précipice terrorisant l’humain depuis tous temps : cet espace, ce trait d’union qui nous lie et nous sépare. Entre la mère et le fils, le monde, le milieu professionnel, le cercle viriliste des dealers, tout n’est que combat, contournements, stratégies et solitudes tapis dans l’ombre des interactions.
Son fils cadet, dans une des quelques scènes de réunions familiales à la photographie froide et insensible, distante, chantonne innocemment une comptine qui traduit le mal qui ronge sa mère, gardienne esseulée derrière le bar à observer des enfants qu’elle ne connaît pas malgré tout et sur lesquels elle n’a aucune prise, tout comme sur le monde dans lequel elle se débat. On est saisi au cœur face à cette histoire sacrificielle, de chemin de croix maternel pour la rédemption d’un fils et l’accession à la vie désirée, mais malheureusement les tripes n’en ressentent pas le bouleversement escompté. Car, au-delà d’une force rythmique et actorielle indéniables, la composition des plans et le « souffle » créatif qui se doit de gonfler chaque œuvre d’art digne de ce nom – comme le vent enfle une voile et permet au bateau de voguer – sont absents.
Ici, certes l’œuvre propose une réflexion intéressante et importante à l’heure où le détachement, la chute des jeunes dans le trafic et les professions informelles et l’attrait matérialiste exacerbé pour l’argent sont des problèmes sociétaux indéniables, qui gangrènent nos relations, l’équilibre de la jeunesse et entérine le désenchantement du monde. C’est en cela que l’œuvre es percutante : elle plaque, comme des magnets à messages moraux ou destinés à en recevoir un écrit à la craie, des vérités cruelles et occultées par les mensonges et stratégies que l’on emploie tous pour se préserver et faire violence aux autres. Il existe une force qui peut oser rivaliser avec l’amour familial et global : la cupidité et l’égoïsme, ce mouvement de désir chaotique et destructeur contre l’ordre, la règle et l’asphyxie de la vigilance et la bienveillance maternelle dont l’adolescence veut s’écarter. Malgré cette déliquescence de l’équilibre familial qui semble engouffrer ce petit groupe que l’on ne voit d’abord que dans le cadre douillet de leur appartement, les trois protagonistes devront confronter leur innocence et leurs fragilités aux bêtes urbaines sombres et sournoises.
L’image, sa photographie et sa composition, bien que d’apparence très simple, est subtilement raffinée dans son dénuement. Elle est portée par ce que l’on pourrait nommer un « réalisme symbolique », et étrangement étouffante ou étourdissante dans sa froideur et ses plans en lents travellings et faible profondeur de champ, noyant la mère dans les vagues humaines et mécaniques de la capitale, ou la tenant déséquilibrée, serrée et dans son trench noir lui donnant l’allure d’une espionne en combinaison, d’une allure élégante contrastant avec le tragique et le chaos de la situation. Ce trench noir la caractérise : à la manière de la caractérisation d’un personnage de BD, c’est le seul qu’elle possède pour s’extirper du cadre familial où elle est mère et « vraie », vers le cadre professionnel où elle est combattante et « stratège ».
Mais là encore, cette caractérisation, cette « symbolique » ne fait qu’enfermer les personnages et les liens tissés entre eux dans les carcans habituels du « film social » : on retrouve l’éternelle mère courage qui semble exécuter les demandes de ses adversaires sans le moindre questionnement ou autres interrogations aptes à déclencher l’émotion du doute et de la dérive, le fils cheveux en bataille passant sa crise d’ado complètement fermé et aux personnages, ainsi qu’à nous qui en apprenons si peu, détruisant le processus d’identification nécessaire.
Cependant, elle reste efficace, belle et compréhensible en ce qu’elle nourrit le faisceau de problématiques d’Emmanuelle Cuau : notre cloisonnement dans des rôles prédéfinis, étaux sociaux de tout un chacun qui nous lient fonctionnellement et nous séparent émotivement, ou encore le matérialisme dominant d’un monde où l’on ne trouve plus de sens, de repère, dont les apparences nous mentent et nous trompent comme ces faux diamants que le cadet manipule, ou ce jeu inconscient que la mère effectue avec deux dinosaures en plastiques posés sur un verre d’eau, comme le reflet du conflit vain et éculé de la mère et de l’aîné qu’elle ne saisira qu’à la toute fin.
Seulement, le frigo ne fonctionne manifestement pas : le jeu, les enjeux et l’esthétique tournent à vide (sauf pour Virginie Efira, malgré une gamme émotionnelle restreinte et un rôle malgré tout très plat et stéréotypé), et l’on a la vague impression à la sortie de la séance d’avoir visualisé une œuvre efficace et digne d’intérêt mais pourtant destinée à se loger dans notre mémoire cinéphilique inconsciente seulement pour la force de l’actrice et l’impact scénaristique. Au-delà de cet apport, que reste-t-il sauf l’ossature déjà bien rachitique faute d’une chair et de muscles palpitant qui pourrait animer la composition ?
Pris de Court, à l’image de ces diamants d’une absolue perfection que le personnage de Virginie Efira remplace par des similis de verre sans valeur mais d’apparence, vus de loin, identique, est une parure ambitieuse qui, lorsqu’elle est mise en lumière, ne réfracte qu’un faisceau blanc. Où est l’arc-en-ciel émotif que l’on attendait tant ?
Note: