Avec I am not your negro, Raoul Peck livre un documentaire puissant et universel sur les fondements de la société américaine en menant une réflexion intime sur les luttes Afro-Américaines.
Etats-Unis, Années 60.
«Pour les noirs de ce pays, l’avenir sera soit radieux, soit sinistre. C’est au peuple Américain et à ses représentants de décider ou non de regarder en face cet étranger qu’ils ont si longtemps calomnié. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Vous devez comprendre pourquoi vous avez inventé le nègre. La question n’est pas le sort des noirs, la vraie question est le sort de ce pays. »
C’est par un voyage à travers les mots de James Baldwin, écrivain noir et homosexuel parmi les plus importants et les plus influents du XXème siècle, que Raoul Peck questionne les fondements de la discrimination, de la violence et du racisme, propres aux sociétés modernes.
Après un exil à Paris long de presque 10 ans, James Baldwin retourne aux Etats-Unis en 1957 pris par l’urgence de combattre pour les droits civils.
C’est l’histoire de Dorothy Counts, jeune lycéenne noire de 15 ans, suivie, insultée et harcelée par une foule de jeunes blancs agressifs qui pousse l’écrivain à prendre ses responsabilités en revenant dans son pays d’origine. La haine, la honte et la pitié ont terrassé sa quête morale et l’impérieuse nécessité d’agir s’impose à lui.
N’étant affilié à aucune association, aucun groupuscule identifié, il peut se déplacer librement à travers le pays pour témoigner de la violence dont souffre sa communauté.
Ce voyage sidérant pousse James Baldwin à rédiger un essai qu’il ne terminera jamais.
Ces 30 pages intitulées « Remember this house » dessinent le portrait d’une civilisation et des luttes sociales et politiques qui en découlent. L’écrivain s’appuie sur les trajectoires emblématiques de trois figures que tout oppose, bien qu’elles soient habitées par les mêmes intentions de réconciliation : Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King, tous assassinés entre juin 1963 et avril 1968.
Le travail introspectif de Raoul Peck repose sur cet essai fulgurant.
Le documentaire est un choc par ce qu’il raconte et les questions qu’il pose mais aussi par la manière et le style dont il le fait.
Le voyage proposé par le cinéaste est un voyage radical et poétique, frénétique et kaléidoscopique. Le film est essentiellement visuel et musical et repose sur la puissance des mots de Baldwin, dictés dans sa version originale par Samuel Jackson et dans sa version française par Joey Starr.
Les images et la musique se mettent au service de la dialectique de l’auteur et lui donne une force redoutable en jouant sur le rythme, la couleur, les iconographies et le découpage.
Archives, interviews, extraits de classiques hollywoodiens, images contemporaines, programmes télé populaires, publicité viennent alimenter le flux obsédant des images au rythme du blues, du jazz, du rock et des mots.
Raconter en stimulant tous les sens est le tour de force cinématographique du cinéaste. Les éléments proposés, pris dans leur accumulation et leur conjugaison, renforcent la narration et questionnent à la fois l’âme et l’esprit.
Le rêve américain s’est construit sur des massacres, et ces massacres se sont banalisés par la représentation faîte des opprimés et l’acceptation de la violence.
De La case de l’oncle Tom (1927) à La chevauchée Fantastique (1939) en passant par King Kong (1933), le héros est blanc et son statut de héros se légitime par la violence et les massacres qu’il perpétue.
Raoul Peck rappelle ce choc de l’enfant noir, alors qu’il se pensait être du côté de Gary Cooper contre les indiens, et qui se découvre finalement du côté des indiens. Ce choc de découvrir que son pays de naissance n’a jamais créé de place pour lui dans son système de fonctionnement alors que c’est son identité même.
La légende de l’Amérique s’est construite ainsi et les images se sont fabriquées par la télévision, la publicité, le cinéma pour le rappeler en faisant de ces principes un élément fondateur du rêve américain.
Raoul Peck, par le prisme des mots de Baldwin, dépasse le fait racial et rend la question résolument sociale.
« Oubliez le problème noir. Les lois existent dorénavant. Ce qui compte c’est l’état du pays. Ce n’est plus un problème racial. La ligne de crête est sociale et oppose les misères. Le tout est de regarder sa vie en face, de prendre ses responsabilités et décider de la changer »
Au fond, c’est la pauvreté émotionnelle abyssale des élites ou des installés qui créé la peur de la vie et du contact humain. L’échec de la sphère privée incompatible avec la représentation publique est l’échec des relations notamment entre blancs et noirs.
Ce regard, particulièrement contemporain, résonne d’autant plus à l’heure de la montée des populismes, du repli sur soi et de la manipulation par les peurs.
Le film devient par là même universel et important tout en restant un pur objet de cinéma.
Auréolé de nombreux prix à Toronto, Berlin, Philadelphie et sélectionné aux Oscars, le film arrive dans les salles françaises et est visible sur Arte. Un film à ne pas rater.
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