En 2008, le retour de Kathryn Bigelow – après sept ans d’absence – est arrivé au bon moment pour nous rappeler que la réalisatrice dispose d’un point de vue unique sur le genre pourtant ultra codifié et testostéroné qu’est l’actioner. Alors que l’on parle de plus en plus de divertissements décomplexés, euphémisme cache-misère pour qualifier un cinéma décérébré dont on se contente hélas régulièrement, l’ex compagne de James Cameron injecte au contraire du sens et de la réflexion dans le genre. Elle livre avec Démineurs un film immense qui réussit l’exploit d’être à la fois une machine à produire de l’adrénaline et de la tension et un formidable objet complexe et théorique.
Dès la première séquence, la réalisatrice installe son cadre de référence, les codes qui vont déterminer son projet de mise en scène. En filmant une opération de déminage en plein cœur de Bagdad, elle pose un système où l’action, le lieu et les personnages sont quasiment déréalisés, à l’instar d’un jeu vidéo. Le robot démineur que l’on suit au début renvoie bel et bien à l’univers vidéo ludique, tout comme la citation d’exergue, « War is a drug »qui pourrait aussi bien concerner les gamers compulsifs qui trouvent un exutoire dans les RPG (les Role Playing Games) ou les « first person shooters ». Les soldats démineurs téléguident en effet cet accessoire sur une console à distance et s’échangent les manettes comme un joypad. Le territoire géographique est réduit à son minimum, ici un vaste terrain vague, quasi lunaire (impression renforcée par l’habit de protection des démineurs qui donne des allures d’astronaute aux soldats), dont la fonction est de délimiter des territoires de danger potentiel (la « killing zone », la zone de blast…), mais où le péril peut néanmoins surgir de partout (l’utilisateur du téléphone portable qui déclenche la détonation de la charge explosive). Si la mission centrale est de désactiver une bombe, le danger peut donc aussi être périphérique, sans qu’il soit pour autant possible de l’identifier comme tel. Dans la scène de la voiture, un cameraman filmant l’intervention de l’équipe de démineurs ou de simples autochtones deviennent de potentiels ennemis aux intentions hostiles. Même les personnages principaux sont réduits à l’état de silhouettes, Kathryn Bigelow prenant un plaisir manifeste à faire disparaître sans coup férir les rares têtes d’affiche traversant l’écran (Guy Pearce et Ralph Fiennes) tandis que les autres incarnent des archétypes à la caractérisation rudimentaire. Le Sergent William James (excellent Jeremy Renner !) n’existe par exemple qu’à travers le shoot d’adrénaline que lui procure chaque mission, il est inapte à la vie civile. La dernière image qui le montre revenir sur le théâtre des opérations après l’échec de son retour à une vie de couple normale s’inscrit comme un cycle auquel il ne peut se soustraire. Il ne faut surtout pas y voir une légitimation de la présence des troupes US en Irak, Kathryn Bigelow évitant soigneusement de faire un film politique sur ce conflit.
Démineurs est un film réflexif, théorique, quasi »Kubrickien » sur l’engagement des soldats dans un conflit armé. On pense notamment à Full Metal Jacket et à son dernier acte où une troupe de soldats, perdue dans une ville était prise pour cible par un sniper embusqué. Les déambulations des personnages dans les rues faisaient écho à Jack Nicholson cherchant la sortie du labyrinthe de Shining. Si Kathryn Bigelow cherche manifestement cette forme de « film cerveau », cérébral, Démineurs n’est cependant pas abstrait. C’est un vrai film de guerre avec sa recherche de tension, de suspens et de spectaculaire. Si l’on s’interroge au début sur la capacité de la cinéaste à renouveler l’intérêt du spectateur, surtout en l’absence d’une structure scénaristique forte, il faut in fine reconnaître qu’elle évite la répétition en variant intelligemment les climats, alterne le dehors et le dedans, le centre et la périphérie, les scènes de déminages pures avec une séquence de sniping inouïe où la mise en scène se joue admirablement du champ/contre champ, de la durée du plan et de la géométrie du cadre. Allez, permettons-nous une facilité pour conclure : ce film est une bombe et n’a pas démérité la moisson d’Oscar qu’il obtint en 2009 !
Démineurs, disponible en dvd et blu-ray (M6 Vidéo)
Note:
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