S’il est bien un genre du cinéma espagnol qui n’est pas moribond, c’est bien celui de l’horreur et du fantastique. Il affiche au contraire une santé assez insolente, est souvent audacieux et voit régulièrement de nouveaux noms émerger. Parmi ceux-là, celui de Juan Carlos Medina devra figurer en haut de la liste des metteurs en scène à suivre de très près. Il réussit avec Insensibles un premier film d’une maturité et d’une maîtrise absolument exceptionnelles, avec une ambition formelle et narrative assez rares. Il trouve sa place aux côtés de prestigieux aînés tels Guillermo de Toro ou Alex de la Iglesia qui ont décomplexé les jeunes talents et leur ont ouvert la voie. Juan Carlos Medina s’inspire de ces modèles, en reprenant des thématiques communes comme le franquisme, la monstruosité et le monde de l’enfance mais en les intégrant dans son propre logiciel cinématographique pour en faire quelque chose d’unique et de personnel.
Pour explorer l’Espagne franquiste, Juan Carlos Medina utilise le motif de la quête, de la filiation et de la mémoire, et organise un aller retour incessant entre le présent et le passé. De nos jours, David Martel, un chirurgien de renommé, découvre après un accident qu’il souffre d’un lymphome. S’il ne bénéficie pas d’une greffe de moelle osseuse, ses jours sont comptés. Il part alors sur les traces de ses parents biologiques, découvre des secrets, remue des fantômes qui vont le confronter au destin des enfants insensibles, enfermés pendant des années dans une prison au milieu des Pyrénées où défilent environ 30 ans d’histoire. La grande idée du film est de transformer un de ces enfants indifférent à la douleur en une incarnation de celle-ci, un outil de torture implacable pour faire parler les maquisards et mâter l’opposition de la guérilla.
Si la forme du flash back systématique fige quelque peu la narration, Juan Carlos Medina déjoue le mécanisme du procédé avec une invention visuelle étonnante. Le tracé d’un doigt dans une flaque de sang dessine une route, lie les destins et les époques. Mais c’est surtout dans la façon dont le réalisateur renonce aux codes du cinéma d’horreur classique qu’Insensibles trouve sa force. Le film est certes d’une violence physique parfois insoutenable, avec son lot d’automutilations et de tortures diverses qui le rendent physiquement difficile à supporter, mais il évite le piège d’un voyeurisme nauséabond. Si le film met autant mal à l’aise, c’est sans doute lié à nos propres réactions face à la douleur, la peur qu’elle provoque en chacun de nous. Ce qui intéresse surtout Juan Carlos Medina, c’est l’incarnation du mal qu’il renvoie aux heures les plus sombres d’un pays et la façon dont il le signifie littéralement, comme un cancer dont les métastases perdurent encore aujourd’hui.
Le projet d’Insensibles rejoint ainsi les intentions de films comme Le Labyrinthe de Pan ou L’échine du diable, où Guillermo del Toro confrontait le monde de l’enfance à la monstruosité des adultes. Avec d’un côté la forme du conte, de l’autre celui du film d’époque, mais toujours avec une symbolique très forte pour figurer le mal. Plus proche de nous, c’est Alex de la Iglesia qui avec Balada Triste se coltinait le passé de son pays avec une farce violente, cruelle et grotesque. Juan Carlos Medina vient se situer logiquement entre ces deux modèles du cinéma espagnol, mais jamais comme un suiveur ou un copiste. Il impose une vision personnelle très sombre et tragique, une réflexion sur le deuil, la mémoire, la culpabilité qui produisent un effet durable sur le spectateur et l’imposent comme une figure déjà essentielle du cinéma espagnol.
Insensibles, actuellement en salles
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