Bienvenue à Northwest, quartier pauvre de Copenhague où prolifèrent le crime, la drogue et la prostitution – vaste et charmant programme que promet ce titre évasif aux accents sociologiques. Présenté à l’ouverture de l’Etrange festival, ce glacial polar nordique est annoncé comme « une plongée sans concession dans la violence » – s’inscrivant dans une tradition désormais plus si jeune du cinéma danois.

Cette « plongée » sera celle de Casper, un délinquant tout juste adulte qui passe du casse minable au deal et au proxénétisme, sous les yeux de sa mère, de son petit frère et de son meilleur ami. Casper semble avoir bien potassé les deux premiers Pusher de Refn tant il emprunte à leurs héros respectifs leur ambition, leur posture de durs, leur détermination et leur médiocrité aussi, par laquelle le film choisit de démarrer. Notre visite de Northwest commence par un petit cambriolage ; notre héros apparait d’abord sous une cagoule. Un montage elliptique nous propulse dans la rue où l’on rencontre Robin, l’associé et ami qui fume un joint en faisant le guet – ce qui permet leur premier dialogue puisque Casper l’engueule, nous informant sympathiquement qu’il est un bon voleur (à ne pas confondre avec le mauvais voleur, qui ne fait pas attention et se fait prendre).

Cette pathétique routine, sur laquelle le film pose un regard trivial et froid, pourrait être un calme sordide avant la tempête – il n’en est rien. Au contraire, tout le reste relève de la même banalité confondante ; on entre dans chacune des séquences après que ce qu’il s’y passe ait déjà commencé pour en sortir d’un bond, généralement pour atterrir dans la conséquence directe de ce qu’on vient de voir. L’unique transition du film est d’ailleurs le cut – c’est la plus didactique – séparant arbitrairement des scènes d’une durée courte et toujours égale et liant chaque cause à son effet sans que rien ne les sépare. Comme pour son cousin La chasse de Vinterberg, sorti à peu près en même temps (Northwest étant dans le circuit depuis fin 2012), le tout est filmé par la même caméra semi-tremblante, hésitant entre deux directions, sorte de descendance fin de race, consensuelle et timorée de celle du Dogme95. En outre, cette fois la totalité des plans est d’échelle moyenne, ajoutant la petitesse à la facilité, forçant le spectateur déjà patraque à assister de près à cette horreur. Ces intentions croisées de mise en scène confinent les pâles figures de cette « violence sans concession » dans un espace-temps fermé, taillé d’un seul bloc, privant le film de tenir ses promesses tant jamais n’intervient de basculement ni de « plongée ». La violence promise comme rançon d’une immorale montée en grade est déjà dans la vie de Casper avant qu’elle n’ait lieu ; pire, elle émane de Jamal, le receleur son patron d’origine, et n’est justement due qu’à la bassesse de Casper dans la hiérarchie. Ce rapport de force désavantageux nous est révélé par une querelle entre un des sbires de Jamal et Andy, le petit frère, qui court un réel danger et que notre héros cherche évidemment à protéger. Dès lors, l’occasion extraordinaire – mais mise en scène avec la même banalité – de changer de salaire et de se débarrasser de son bourreau, semble bien plus être deus ex machina que pacte avec le diable. Le passage du délit au crime, puis au meurtre est ainsi exposé exempt d’alternatives, laissant notre héros extérieur à la trame narrative qui se poursuit sans qu’il puisse l’influencer. Pour nous aider, les personnages viennent régulièrement nous peindre le programme mécanique qu’expose le film par des règles relevant du niveau zéro de la pédagogie, à renforts de « c’est comme ça » ou de « tu dois faire ça maintenant, c’est tout ».

Ces personnages doivent d’ailleurs leur existence à cette unique intention d’exécuter un plan, lequel a visiblement été échafaudé avant que le film ne commence, sans nous, tant l’uniformité de la mise en scène trahit le manque d’ouverture narrative. Northwest est un film-couperet, fonctionnant au seul service d’un dispositif calculé, que toutes les figures secondaires en sont vidées de leur substance. Casper a une famille, un ami, une charmante fiancée, mais cette dernière par exemple ne nous est montrée que dans des séquences où surgissent une bagarre ou un autre élément de l’étouffante machination qui se referme sur notre héros, et ce qu’elle peut lui dire dans le peu de temps qui lui est imparti ne sert qu’à mettre en lumière une des composante de l’équation – qu’il est fauché, etc.

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Après l’échec formel du basculement commence la supposée seconde partie du film, poursuivant l’exécution du même plan. Chez Bjorn, le proxénète, le chauffeur est ivre au moment de conduire, donc Casper est engagé. Comme il est doué, il passe à la drogue et doit recruter un associé ; Robin est alors blessé à la main au dernier moment et une transition cut nous renvoie directement à Andy, qui doit donc se mettre au deal contre l’ordre de leur mère. Casper flambe devant cette dernière partiellement mise au parfum de ses activités – pas choquée pour autant, seulement un peu apeurée. Tout va bien pour les deux frères qu’on voit jouer entre deux crimes, mimant des postures infantiles dans une honteuse séquence mendiant l’attendrissement ; la lourdeur du procédé montrant bien qu’un film aussi fermé, rendant ses spectateurs aussi passifs, doit déployer des moyens militaires quand il s’agit d’émotion. Tout ici est sensitif mais rien n’est sensible. Enfin, l’incontournable tournant négatif arrive lorsque Jamal essaye de se venger et blesse une prostituée, dont Bjorn nous apprend le renvoi par une énième tautologie du code de la pègre. C’est alors à Casper de régler le problème « parce que c’est [sa] faute« , et après un cours d’assassinat en sous-bois purement informatif, la scène du meurtre arrive.

Couvert par Andy, Casper s’introduit dans la planque de Jamal, dont on devine la silhouette derrière la vitre fumée d’une douche, et hésite. C’est là le seul moment de latence du film, la seule ouverture d’où peut s’engouffrer une certaine incarnation du héros pour autre chose que des faits. Mais cet instant suspendu est lui aussi à dessein, puisque Casper ne tire pas, paniqué, ajoutant dans cette narration en cascade un futur retour de bâton. C’est Andy qui s’y colle après un nouveau cut brutal, dans une confusion volontaire des corps cagoulés de ces deux acteurs, réellement frères, qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau par ailleurs, semant le trouble à la perfection. Cet habile jeu de masques pourrait être un petit bijou s’il ne s’arrêtait pas à un tour de magie formel, seul domaine qui semble mériter l’attention du réalisateur Michael Noer. S’en suit la traque des deux frères et de Robin par les hommes de Jamal, qui pousse Casper à projeter de fuir Copenhague avec l’argent qu’il avait précédemment caché (pour qu’on comprenne bien dès le début ce qui va arriver). Après avoir dit au revoir à sa petite soeur, lui expliquant qu’il doit partir « parce qu’il le faut« , il trouve Andy chez Bjorn qui l’acclame de son meurtre supposé. Quand le petit frère, de la haine dans les yeux, dévoile la duperie et ajoute avec subtilité que Casper « s’est chié dessus« , notre héros doit fuir. Il est alors rattrapé par l’autre bande qui lui tire dessus dans le second moment de latence du film, le concluant par une ouverture, annoncée à l’introduction du film au festival comme « inattendue » – on ne sait pas s’il meurt ou pas.

Rappelons-le, ce film commence brutalement, nous forçant à prendre en route un train qui ne peut prendre aucun virage. C’était pour cela qu’il était impossible de ressentir la « plongée dans la violence », et c’est pour cela que cette fin n’est pas une ouverture. En effet, la platitude jusque-boutiste de la mise en scène fait de Northwest un tel pavé d’une seule facture, que c’est une véritable fin narrative qui eut été ouverte. Casper, le « héros », a déjà le doigt dans l’engrenage dès le départ, et finit de la même façon, puisqu’on ne sait pas comment il en ressort. C’était la même chose dans La chasse ; parce que leurs réalisateurs passent toute leur énergie sur une maîtrise despotique de la mécanique de mise en scène, ces films aux acteurs très doués (mais aux personnages sclérosés) n’avouent leur faiblesse qu’à la fin, parce que de tels machines ne peuvent pas vraiment être arrêtées en route. Vaine tentative que d’ouvrir des films fermés.

En posant un titre si flou sur un film aussi précis, Michael Noer glisse l’idée qu’il ne s’agit pas tant d’une histoire que d’une démonstration de violence sociale, générale, agissant verticalement jusqu’en bas où les protagonistes sont inévitablement détruits. Une image, si on veut. Le problème, c’est qu’il n’est pas question de morale, paramètre nécessaire à la parabole. Casper est constamment mis en garde, mais uniquement du danger couru. Sa seule erreur si on s’en tient aux faits est de ne pas tirer sur Jamal. Personne n’est révulsé, personne ne rejette en bloc cette accumulation d’horreurs – personne à l’exception du metteur en scène. Il est seul juge, seul impliqué dans cette histoire qu’il nous montre pourtant avant, avec autant de distance que possible, comme s’il ne voulait pas y toucher. Les Danois, bombardés « peuple le plus heureux du monde » par plusieurs études ces dernières années, continuent d’accoucher comme par réaction d’auteurs moroses et « glaciaux », n’étant « sans concession » qu’avec leurs personnages – et leurs spectateurs.

Northwest, sortie le 9 octobre 2013

Note: ☆☆☆☆☆

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