Inside Llewin Davis s’inscrit discrètement dans un projet Coenien de longue haleine construit sur le principe de faire des Etats Unis une architecture visuelle fantomatique habitée par des personnages tourmentés, contradictoires et fragiles. Une remarquable et très fertile galerie de figures, de Barton Fink à Larry Gopnik, en passant obligatoirement par Jerry Lundegaard ou par Anton Chigurh obéit à ce programme figuratif tout en nous livrant une image incontestablement sordide de l’Amérique Etatsunienne.

Là où True Grit, son dernier film, mobilisait un essaim de références exclusivement cinématographiques et admirablement hétérogènes (où Fritz Lang rencontrait John Ford et John Ford épousait le formalisme de Charles Laughton) pour rappeler que l’Histoire des Etats Unis est absolument conjointe à l’Histoire et au récit des images, Inside Llewin Davis, lui, sollicite également un contexte visuel pour nous rappeler la genèse d’une profonde transformation sociétale qui allait se produire dans et par la musique folk vers la fin des années 60. Sauf que, comme toujours chez les frères Coen, le film s’articule non pas autour des grands héros savoureux de l’Amérique mais principalement autour des oubliés du rêve américain.

Inside Llewin Davis apparaît comme la synthèse de quelques unes des plus chères formules d’Ethan et de Joel Coen et se donne comme l’occasion de prendre position dans un paysage cinématographique américain de plus en plus éclectique. Cela veut dire que, fondamentalement, Inside Llewin Davis se présente comme une véritable déclaration de principes. A commencer par le choix très significatif de la musique folk qui, d’une certaine façon, condense l’esprit de toute la population Coenienne. Car ce style de musique, fondateur durant toute la décennie des années 60 et déterminant dans l’accompagnement des luttes sociales émergentes, est historiquement lié au moment où le peuple (folk, en jargon populaire, sert à désigner les gens du peuple) s’exprime librement à travers des chansons qui attestent de la difficulté d’être citoyen au sein d’un territoire très vaste et inabordable. C’est pourquoi, le chanteur de folk est un grand voyageur qui, de ce fait, ne cesse d’évoquer dans ses chansons un éventail de villes et de régions étatsuniennes (dont systématiquement le Mississippi et Arkansas). C’est pourquoi tous les personnages de l’œuvre complète des frères Coen sont essentiellement déracinés, à la recherche acharnée et virulente d’une identité ; ils semblent littéralement émerger d’une chanson folk. C’est pourquoi, enfin, la figure de Llewin Davis s’inscrit dans la logique, de moins en moins inventive, des road-movies.

Déclaration de principes, disait-on. Il arrive parfois qu’un cinéaste se positionne par rapport aux critères esthétiques dominants et aux formes standardisées de production. C’était le cas l’an dernier avec The Master de Paul Thomas Anderson qui revendiquait majestueusement (au pire sens du terme) toute la splendeur du 35mm alors qu’exactement au même moment Harmony Korine déployait magistralement (au meilleur sens du terme) dans Spring Breakers tout son réservoir d’images trash. Sur un registre nostalgique et léger, l’ambition politique qui sous-tend le dernier film des frères Coen est bien celui de dénoncer la difficulté qu’ont les indépendants à trouver leur place dans l’industrie ; quels sont les critères d’indépendance qui gouvernent dans le domaine de la musique et par extension de l’art? A partir de quel moment un artiste cesse d’être indépendant ? Quel est le degré de dépendance toléré afin d’apparaître comme indépendant aux yeux de l’industrie? Qu’est-ce qu’un artiste indépendant aujourd’hui ? Ces questions, posées très gracieusement, servent tout de même à contester un système (sauvage) d’ensemble, politique, culturel et artistique qui contraint l’inventivité des artistes, musiciens et/ou cinéastes. Le problème (si c’en est un) réside dans la faiblesse d’un discours qui, venant de deux cinéastes profondément cyniques et radicalement critiques, aurait dû (ou aurait pu) être plus vigoureux; l’absence d’un discours véritablement effectif s’explique par le trop d’importance qui est accordé au personnage central du film (alors que les personnages secondaires, notamment Carey Mulligan, possèdent un potentiel indéfriché). En effet, Llewis Davis peine à construire un projet artistique personnel dans un contexte qui fonctionne au même titre qu’une toile d’araignée ; Llewis Davis est pris dans un rapport profond et irrémédiable de dépendance avec tout ce qui l’entoure et le constitue (son ex, un chat, l’argent, la fécondité de son sperme, l’image qu’on attend de lui en tant que chanteur folk, l’industrie discographique, le paysage, les moyens de transports). Anti-héros par antonomase, loser définitif, Llewis Davis est un personnage incontestablement Coenien.

Mais tout se passe comme si les Coen, en un geste peut-être trop paresseux, s’étaient abandonnés à la tentation d’un récit structurellement recevable et parfaitement lisible aux yeux de l’industrie ; le film apparaît non pas seulement comme le constat sous forme de regret mélancolique d’une situation déplorable à l’égard de l’indépendance créatrice mais, regrettablement et conjointement, le discours tombe dans son propre piège reproduisant exactement ce qu’il dénonce. Cela veut dire que le postulat théorique structurant chez les frères Coen, selon lequel une image ne doit plus faire référence au monde effectif mais nécessite de s’installer systématiquement à l’intérieur du dérèglement mental de ses personnages (principe à l’œuvre dans Fargo, A Serious Man et radicalisé dans Barton Fink, peut-être ses trois meilleures réussites formelles), ce principe là n’est plus constitutif dans Inside Llewis Davis qui, inversement, préfère s’ancrer dans l’effectivité du monde et dans un temps non elliptique (c’est pourquoi nous pouvons, chose rare, écouter l’intégralité des chansons qui défilent tout au long du film, parmi lesquelles 500 miles, de Peter Paul and Mary, revisitée ici par Carey Mulligan et par Justin Timberlake, qui se livre à nous lors d’une scène absolument sublime) ; le film, en somme, fait le choix de cadencer sa structure narrative selon des critères parfaitement conventionnels et, donc, en un certain sens, non-indépendants

Inside Llewyn Davis, sortie en salles le 6 novembre 2013

Note: ★★★☆☆

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