Lorsque ces derniers jours on disait aux gens qu’on allait bientôt voir les Pixies en concert , on sentait poindre un peu d’incrédulité ainsi qu’une série d’interrogations chez certains de nos interlocuteurs, que l’on pourrait présenter comme suit, par ordre croissant d’insignifiance :
1. Pourquoi aller voir les Pixies en 2013 ? Les reformations, c’est forcément mercantile non ?
Et alors, j’ai bien failli aller voir les Stones en 90 moi ! Mais mes parents ont pensé que j’étais trop petit. Et qui ira voir Arcade Fire en 2033 hein? Pas moi en tout cas.
Reformés, les Buzzcocks, Television ou les Feelies ont donné de supers concerts. Bon c’est pas le cas de tout le monde… Mais est-ce bien raisonnable de payer au prix (assez) fort une place pour voir un vieux groupe dont les motivations semblent désormais avant tout pécuniaires ? Oui, parce que Black Francis a cinq enfants à nourrir, paraît-il. En plus de lui-même. Bon, ça c’est son problème, d’accord. Mais cette honnêteté affichée me sied bien. Se rappeler que dès 89, Francis en brave petit provocateur Indie, posait régulièrement avec des liasses de billets de 100 dollars en expliquant qu’il faisait surtout ce métier pour l’argent et la célébrité. Et pour faire le tour du monde des bons restaurants, ce qui restait l’autre motivation principale de ce boulimique invétéré. Rien de neuf de ce côté-là.
Il faut dire que les Pixies ne cultivent pas une folle ambiguïté sur ce qui les anime désormais : neuf années de reformation (depuis 2004, un Never-ending Tour digne de Dylan !), de tournées des festivals et toujours pas l’ombre d’un nouveau morceau… Un Jukebox ambulant et rouillé depuis une décade ! Jusqu’au printemps bien pourri de cette année avec le titre Bag Boy… Leur premier EP de 4 titres sobrement intitulé EP1 sorti en septembre aura une descendance dans les semaines qui viennent. Cette remise en mouvement est donc susceptible d’attiser la curiosité. Elle semble en tout cas réinjecter une pointe de risque, un soupçon de désir sur scène et chez une partie du public. On retrouve un groupe enfin vivant, quelques nouvelles chansons, une présentation scénique un peu plus élaborée, juste ce qu’il faut de turn-over et ça donne un bien meilleur concert que celui du Zénith de Paris en 2004, par exemple.
2. Est- ce qu’on va voir les Pixies pour écouter des nouveaux morceaux ?
Et pourquoi pas, s’ils passent la rampe ? Et puis on s’en fiche de se qu’on va entendre, on s’autorise à être surpris ! Et d’ailleurs, Andro Queen jouée en 2ème était bien planante. Une pure ballade folk aérienne et boisée. On a eu droit au très urbain et plus que correct Bag boy, qui a inauguré leur retour enregistré au printemps. Ces morceaux ne ressemblent pas tout à fait aux Pixies d’antan, il est vrai. Ils sont peut-être plus conventionnels. Et alors ?
3. Quelle idée d’aller voir les Pixies amoindris de Kim Deal la bassiste historique ?
Je préfère mille fois une nouvelle recrue enthousiaste, plutôt qu’un membre originel qui fait la gueule ou qui n’a plus envie. Au moins, Kim Shattuck (du groupe The Muffs) chante correctement, nous gratifie de sa bonne humeur sautillante malgré un mix assez défavorable et un jeu de basse plutôt éloigné de la rondeur chaleureuse de sa prédécesseur(e). Certes le style de Deal était l’un des ingrédients qui faisait l’identité du groupe bostonien depuis l’origine. Cela dit, quoiqu’en disent certains maniaques, l’ADN véritable du groupe, c’est d’abord Black Francis, sa voix, ses poèmes schizo surréalistes enchâssés sur des mélodies à tomber. Un toucher rythmique qui tue associé aux lignes tour à tour sinueuses et mordantes de son acolyte guitariste Joey Santiago. C’est cette alchimie unique, inimitable, les Pixies. N’oublions pas la pêche du très sympa batteur David Lovering, bien sûr.
En plus d’histoires anciennes d’égos mal assortis, le départ récent de Kim Deal est actuellement lié à la promo de la réédition de The Last Splach, le deuxième album des Breeders qui fête ses 20 ans cette année. Un album qui a été vendu dix fois plus que les cinq albums des Pixies réunis, son comptable lui ayant sûrement rappelé des priorités concrètes.
Au Phare, la nouvelle Kim chante correctement les chœurs de l’ancienne Kim, mais ne s’aventurera pas sur un Gigantic ou un Silver en lead vocalist. Dommage !
4. Les Pixies ont sur scène le charisme d’une table basse, non ?
Tant mieux. Je n’aime pas le « charisme ». Ce mot me fait penser à Bernard Tapie ou Alain Delon. Les Pixies approchent la cinquantaine et sont clairement statiques sur scène, mais ce n’est pas nouveau : ils l’ont toujours été. Ils portent leurs vêtements de tous les jours. Leur set s’apparente depuis leurs premières apparitions à une enfilade de chansons balancées à la chaîne sans véritable interaction avec le public. Pas grave, l’énergie est au rendez-vous et leur son identifiable entre mille. Les Pixies sont simples, sans chichis. Ils sont là pour gratter, point barre. Leurs chansons formidables tiennent toutes seules. On y prend un plaisir immédiat et entêtant.
À la fin du concert, ils sont restés plantés longuement devant la scène avec un grand sourire pendant l’ovation du public. Très chouette. Et puis entre nous, ce que racontent les chanteurs entre les morceaux, habituellement, hein ?!
5. Ça va te rappeler ta jeunesse hein ?
Non, parce que j’adore être vieux et je n’ai pas besoin de musique pour me rappeler ma jeunesse. Ma mère s’en charge très bien quand il faut. L’attachement sur la durée n’est pas une nostalgie, au contraire, même si l’on n’écoute plus vraiment les Pixies depuis longtemps. Comme souvent d’ailleurs quand on connaît tout par cœur.
Ensuite, on n’est pas obligé de partager ce rapport nostalgique à la musique beaucoup trop répandu, celui qui la rattache à des souvenirs de lieux, de personnes, cette sentimentalité molle et dégoûtante. Berk ! Debaser ou Gouge away, ne me rappellent pas 1989 ou ma prof de chimie au lycée, mais Debaser et Gouge away uniquement. Point barre.
Alors, le concert ? On s’aperçoit vite que les fans de la première heure sont présents, très nombreux, mais mêlés à un autre public qui n’était même pas né en 87, année du premier disque du groupe. Premier constat, les Pixies ont traversé les époques, leur musique conserve chez les plus jeunes son pouvoir de séduction imparable, son originalité foncière, son mordant hors-norme. Le temps a fait son œuvre et ils ne sont pas tombés dans l’oubli. Il y a bien eu Where is my mind ? érigée en mini tube posthume (pourquoi celle-là plutôt qu’une autre d’ailleurs ?) depuis la fin des années 90, reprise par les sinistres Placebo, favorite des juke-boxes festifs de toutes les soirées étudiantes, entre les White Stripes et Nirvana. Puis, malgré leur côté tordu et arty, ils sont devenus un Classic Act de l’histoire du rock, une référence incontournable. Les précurseurs du grunge pour certains. Les héritiers surdoués d’une pop ambitieuse venue des 60’s pour d’autres. Le groupe phare de la toute fin des années 80, la période juste avant le raz de marée Nirvana, lorsque le rock indépendant et la musique de masse étaient encore deux entités clivées. Les Pixies avec leur folie douce et leur humour fantaisiste, leurs visuels barjots pour 4AD signées par Vaughan Oliver nous avaient marqués définitivement. On jugeait inconsciemment les nouveaux groupes à l’aune de cet étalon-or. Et d’une certaine façon, on continue.
6. Tu me diras comment c’était hein ?
Chais pas. T’as qu’à venir. Alors voilà : C’était bon, parce que les Pixies ne peuvent pas être mauvais, ils ont un répertoire de 60 chansons géniales. Leur musique avait du « chien ! », c’est toujours le cas. Clairement. Ils varient les plaisirs chaque soir. On a eu Monkey Gone To Heaven (impeccable même sans Kim Deal), mais pas Here Comes Your man ni Bone Machine. Ils ont démarré avec une version presque trip hop ambient de In Heaven (empruntée à Lady in the Radiator du Eraserhead de Lynch), intense mais sans le crescendo furibard qu’on lui connaissait. Ils ont bien joué, pratiquement l’intégrale de Come on Pilgrim (sauf Caribouuuu !). On a eu droit à des moments de grâce, Cactus notamment, superbe avec un Charles (son vrai prénom) très en voix ou encore Brick Is Red, le faux instrumental de Surfer Rosa qui est un petit miracle d’équilibre et d’inventivité. Que dire de cette version de Ana, tirée de l’album Bossanova, taillée dans le diamant, une petite beauté crépusculaire à fendre l’âme. Une merveille de 1 minute 30, à se faire tordre de jalousie tous les Arctic Monkeys de la terre. Hey, la romantique contrariée, est forcément un sommet du concert puisque c’est un sommet tout court. Un cri primal qui n’aurait pas dénoté sur le premier solo de Lennon. Et quelle bonne idée de nous gratifier ce soir des deux versions de Wave of Mutilation, version surf en début de set, fast au premier rappel !
Bon, soyons justes : quelques versions plus difficiles à suivre pour leurs artères (Crackity Jones, le souffle un peu court ou Debaser, étrangement routinière, quelques autres moins félines et sans le nerf des originales).
Quelquefois, la cohésion du groupe semble se relâcher (Mr Grieves, magnifique quand même). Pourtant, un peu plus loin, les brutales Rock Music ou Planet of Sound (au rappel) retrouvent sans difficulté leur potentiel abrasif. On se dit que Black Francis s’économise par moments pour tout lâcher l’instant suivant. La voix est toujours là, puissante, versatile. Il a l’air de s’emmerder mais il est surtout concentré, dodeline de la tête. Refile une rage intacte au riff acoustique et génial de Nimrod’s Son. Joey Santiago insinue ses superbes giclées de guitare acidulées, sans grande changement par rapport au passé, si ce n’est quelques variations dans les effets et un tranchant plus en retrait.
Bilan : super concert, un poil long (33 morceaux, 25 auraient pu suffire), un son jamais vraiment stabilisé (basse sans profondeur ni relief et 2ème guitare parfois sous mixée), mais qu’importe. Sur les quatre jouées, deux des nouvelles chansons étaient vraiment intéressantes. Toutes les autres continuent à donner beaucoup de plaisir. Ces chansons phénoménales ne sentent pas la naphtaline et se conjuguent sans la moindre difficulté au présent. Fraîcheur garantie. Après toutes ses années, elles transpirent leur éternelle nouveauté, leur folie contagieuse comme au premier jour. Le privilège des plus grands, lutins ou pas. Hein ?
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