Qui n’a jamais vu Taxi Driver aujourd’hui est avant tout chanceux sur le point d’être émerveillé – on ne rate la beauté que lorsqu’elle prend de l’âge. C’est Scorsese qui a vieilli. A nous, l’histoire paraît formidable, si elle a permit l’existence des perles du « nouvel Hollywood » ; faisant chuter les majors et flétrissant leurs présidents, laissant le champ libre à de jeunes auteurs qui pourtant, ne voyaient pas les choses du même œil. Le leur aussi était nostalgique, regrettant l’âge d’or d’Hollywood (la période précédente) et tous les films qui en avaient fait des auteurs. Carpenter aurait voulu être Howard Hawks ; Scorsese, John Ford. A nouveau, il ne restait de leur enfance que les films, toujours rayonnants, en dehors de quelques rescapés trop vieux. Le temps des grands genres était passé et le renouveau s’est tourné vers d’autres influences, vers l’Europe, la nouvelle vague française et la « politique des auteurs » de Truffaut, bousculant la verticalité du système des studios pour plus d’indépendance des réalisateurs. Ainsi eut-on droit à Spielberg, à Coppola, DePalma, Friedkin… Et à Cimino.
Après Voyage au bout de l’enfer, on donne les pleins pouvoirs à Cimino, qui derrière l’un des plus grands films de guerre va réaliser son rêve en essayant de donner le plus grand des westerns. Ce geste passionné est celui d’un enfant tant il se déconnecte du temps dans lequel il s’inscrit, raison pour laquelle tous les collègues ne l’auront jamais osé, quand bien même ils avaient les mêmes espoirs. A l’époque, le western a tout à fait cessé de fonder le mythe américain pour le remettre en question ; les vingt dernières années auront donné des westerns pro-indiens (Little big man, Le soldat bleu), crépusculaires (La horde sauvage), ou écolos (Jeremiah Johnson), pour qu’enfin le genre disparaisse quasiment. C’est sur ces cendres qu’arrive en 1980 La porte du paradis, fresque de presque quatre heures parcourant trois époques de la vie de Jim Averill, un riche idéaliste qui tourne le dos aux siens pour devenir shérif dans le Wyoming. Ouvert sur l’Harvard de 1870 et se terminant sur un yatch au début du XXe siècle, le film raconte entre temps un sombre épisode de l’histoire américaine pendant sa majeure partie – le massacre de centaines d’immigrés pauvres par de grands éleveurs qui voient leurs terres menacées par l’affluence – opposant Jim à ses anciens camarades en plein cœur de la conquête l’Ouest.
Le côté très « lutte des classes » de l’histoire, qui vaudra à l’auteur d’être taxé de communisme – une des raisons de l’échec d’un film qui sort sur les écrans quand Raegan est élu –, pourrait faire penser que Cimino raccorde la tendance et fait de sa conquête de l’ouest une satire. C’est tout aussi faux que les critiques de ceux qui avaient vu en Voyage au bout de l’enfer un plébiscite de l’armée au Vietnam, et pour les mêmes raisons – Cimino ne prend pas parti mais contemple les uns comme les autres, et si cette fois il y a un vrai méchant (Sam Waterston en chef des éleveurs), il ne s’oppose à aucun vrai gentil, dans un nouveau grand film de personnages où chacun à droit à la tendresse de l’auteur. Vis-à-vis de la grande histoire, le pessimisme dur du film – autre raison du dégoût qu’il suscita – n’est jamais appuyé qu’en parallèle de l’amour que Cimino clame ressentir pour ces figures d’hommes durs et ces grands espaces, pour lesquels son héros abandonne sa classe et ses privilèges. Du reste, il est surtout question dans la grande d’une petite histoire – un triangle amoureux, toujours – universelle et sans âge qui prouve qu’au delà du monstre d’ambition que le film est par ailleurs, l’intention à son origine est pleine de simplicité.
Plus qu’aucun autre western avant lui, La porte du paradis pousse la reproduction de l’univers pionnier qui a fondé l’Amérique – geste essentiel du genre – à un extrême de fidélité. Si le film est violent, c’est parce qu’il ne souhaite prendre aucun recul dans la peinture qu’il brosse, à savoir celle d’un monde violent, et si ses personnages sont ambigus, opportunistes et parfois criminels (outre Averill, les deux principaux sont une pute vénale et un tueur à gage ambitieux), c’est parce qu’ils appartiennent à ce monde. Loin de Monement Valley, Heaven’s gate place son histoire dans le Wyoming – un état bien plus au nord qu’a traversé « l’Oregon Trail », la dernière vraie route de la conquête – ce qui est en soi un souci d’exactitude. L’iconographie classique (et partiale) d’un Ouest-bout du monde en désert à terre rouge est ici remplacée par de vertes prairies, familières à quiconque à grandi dans des régions tempérées, à commencer par les immigrés slaves du film qui veulent se croire chez eux. Ainsi, Cimino rend justice aux véritables artisans du pays qu’il aime, au fond dans la prolongation du geste à l’origine de Voyage au bout de l’enfer, qui l’appliquait à un monde différent, certes, mais faisant partie du même rêve. Et si ici il est à ce point mélancolique, c’est parce qu’il rend cet hommage trop tard, et qu’il le sait – son image de l’Ouest est enterrée pour de bon.
Plus tard lorsqu’on a écrit l’histoire du cinéma, on a fait de Michael Cimino l’homme de deux choses ; de bâtisseur de merveille pour son Voyage, il passe aussitôt à destructeur de monde avec Heaven’s gate. Le temps de liberté du « nouvel Hollywood », il y aurait mit fin avec l’échec retentissant de ce film, haï par toute la profession et retiré des écrans au bout d’une semaine. A en croire cette version, le plus gros problème du film semble être un à-côté – son auteur ; Heaven’s gate devient un mauvais mythe parce qu’il est le fruit d’un mégalomane sous cocaïne qui ment aux studios, quadruple son budget, fait soixante prises par plan, jette le tout jeune Willem Dafoe parce qu’il aurait ri au mauvais moment, etc (ce qui est exact). S’il sonne le glas du « nouvel Hollywood », c’est donc moins la faute d’inexistants défauts artistiques que de cette posture sans concession qui remet immédiatement en question le statut alors libre de l’auteur, qui ne pourra par la suite plus le rester.
Alors qu’est-ce que La porte du paradis? Dire que c’est un chef d’œuvre sonne moins comme un éloge que comme une façon de répondre à la violence de ses détracteurs il y a trente ans, tant le terme est en soi un argument d’autorité. C’est simplement un très beau film. Ou plutôt c’est un grand film très simple. Au contraire pour Cimino, aujourd’hui comme à l’époque, il est évident que c’est un rêve, une tour de Babel au nom de laquelle tous les excès peuvent et doivent être commis, après quoi le déluge, probablement. C’est tout le problème, il y a dans ce film un décalage complet entre ce qu’il est et montre en soi, et ce qu’il semble nous dire de l’intention de son auteur – ce qu’on lit de nous-même en réalité, parce qu’on a vu ses films précédents, parce qu’on l’a su oscarisé, parce qu’on a lu des coupures de presse sur les problèmes de tournages, etc. La démesure supposée d’un mégalo qui dérape ne figure pas à l’image – le film reste sublime – mais certains la verront quand même, à chaque fois que le rythme s’arrête sur un nuage ou laisse durer un regard, comme s’ils étaient censé punir le méchant Cimino.
Au sujet de la politique des auteurs, un Godard âgé nous expliquait en y repensant qu’on avait très mal compris, que « ce n’était pas les auteurs qui étaient importants, c’était la politique ». Quand bien même le disait-il pour autre chose, la phrase est intéressante ici tant elle isole le problème de beaucoup de gens face à Heaven’s gate, que d’autres auraient pour Apocalypse now ou pour le Sorcerer de Friedkin ; ne plus voir les films parce qu’on préfère y voir leur créateur, parce qu’on préfère y penser. Le grand plébiscite actuel du film, jadis honni par des organes de presse homologues, est d’ailleurs une preuve du problème en ce qu’il proclame le véritable endroit du bon goût : qu’elles soient sincères ou pas, les voix de tous nos critiques sont, par leur unanimité, en train de donner des bons points.
Se pose ainsi la question de notre responsabilité en tant que spectateur. Au sujet de La vie d’Adèle par exemple, il est intriguant de voir des techniciens s’insurger des pratiques de leur réalisateur au moment où le film fait campagne à Cannes, pour le discréditer comme s’il était naturel, pour toucher le bourreau Kechiche, de s’attaquer à son travail, alors même qu’on a participé à sa réussite artistique. Qu’ils soient vaniteux ou pas, tous les auteurs font dans leur geste une forme de sacrifice, tant leurs films les dépassent instantanément pour nous appartenir, à nous, avant de les voir vieillir, et de les enterrer. Quittons-donc nos sévères postures de juges moraleux et profitons ; qu’importe Cimino, longue vie à La porte du paradis !
La porte du paradis, en double dvd collector, double blu ray collector et coffret prestige
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