Sorcerer n’est pas un remake. Le très grand William Friedkin ne cessera de le répéter durant sa Master Class à la Cinémathèque. C’est une adaptation, vingt-quatre ans après du long métrage d’Henri Clouzot, Le salaire de la peur. Un hommage empli de respect et d’admiration. Et si le postulat de départ est le même, le traitement du récit y est relativement différent. Des scènes d’introductions sont rajoutées, ayant pour but de présenter chaque personnage, de montrer leur quotidien, leur parcours chaotique qui les amènera à croupir en Amérique du Sud. Friedkin ne favorise pas l’empathie mais il s’abstient de juger également. Il montre sans préjugés des hommes qui se sont trompés, qui ont échoué dans leurs routes et dans leurs vertus. Repoussant les codes hollywoodiens de l’époque, il n’engendre pas des héros stéréotypés mais dévoile des personnalités imparfaites tel que le banquier corrompu (Bruno Cremer), le terroriste palestinien (Amadou), le tueur sournois (Francisco Abal) et le gangster amateur (Roy Scheider). Ils sont humains de par leurs défauts, de par leurs doutes et leurs erreurs. « Des gens qui se sont trompés et veulent se repentir, c’est une traversée pour la rédemption » affirmera Friedkin, nous éclairant sur son point de vue. « Ce fut un échec commercial car c’est trop déprimant. C’est la métaphore du monde que j’expose » dira-t-il ensuite avec ironie et autodérision. Sorcerer ne finit peut être pas bien, mais sa réalisation est ensorcelante à ne pas en douter.
L’intrigue est épidermique, la tension splanchnique. Quatre hommes doivent transporter des dynamites à l’aide de considérables camions. Leur vie est liée aux minutes, aux caprices de la nature, aux aléas du destin. Le cinéaste parvient à capter notre attention, à nous malmener, à nous tenir dans son fil jusqu’à la fin. Le danger est permanent et c’est ce qui fait en un sens, le charme de ce long métrage le hissant au statut de films littéralement viscéraux. On assiste à une liquéfaction intense : sueur, eau, pétrole. Les personnages semblent se vider de leurs matières, dépérir sous ce soleil ardent. Et cela ajoute une dimension organique, un combat de la chair permanent comme punition fatidique du destin. Il faut avancer, sans répit, sans relâche. Plus rien ne compte sauf livrer cette cargaison afin de gagner sa liberté, sa conscience, sa morale. L’odyssée du film reflète l’odyssée du tournage. La scène du pont est tournée sans image de synthèse ou fond vert, tout ce qu’on voit à l’écran, ils l’ont fait. Friedkin avouera « J’ai eu la malaria.. D’autres ont eu la gangrène. On était tous en danger de mort. Aujourd’hui, je ne referais pas ce film car aucun tournage ne justifie ne serait-ce qu’une foulure à la cheville ». Sorcerer s’inscrit dans ces films maudits par un tournage tumultueux. Mais comment celui d’un long-métrage de cette trempe ne pouvait-il pas l’être ?
« Ce film devait être mon chef-d’œuvre. J’avais l’impression que tous mes autres films n’avaient été qu’une préparation de celui-ci », se souvient Friedkin avec émotion. Et lorsque Jean François Rauger, directeur de la programmation à la Cinémathèque lui demandera si de par son échec, une haine l’anime contre son film, il répondra avec la plus grande spontanéité « on aime tous ces enfants ,même ceux qui sont malades. J’ai été déçu par son échec c’est vrai mais après ? Je suis rentré chez moi, j’ai bu un verre de vin, mangé une pizza et puis je suis passé à autre chose. » Les avis sont mitigés quant à cette cruelle indifférence à la sortie de Sorcerer, certains accusent l’époque, les studios, la difficulté de faire un film qui se termine mal, et d’autre évoque la sortie de Star Wars une semaine seulement après. L’avis de William Friedkin est plus nuancé « Pourquoi Sorcerer fut un échec commercial ? Si je le savais, j’aurais un pull plus élégant » Dit-il avec son éternel sourire avant de reprendre « Marcel Proust à bien écrit le plus grand roman jamais écrit et personne n’a voulu l’éditer. Van gogh n’a jamais vendu une de ses œuvres de sont vivant. Bien sur, je ne me compare pas à Proust ou à Van Gogh, mais vous, vous le pouvez ! ».
Sorcerer est un chef d’œuvre incompris paru au mauvais moment. Si le film resta introuvable pendant quelques années « la faute aux studios Paramount et Universal rachetés trois fois depuis le tournage et quand une major est rachetée, tout le patrimoine passe à la trappe » toujours selon Friedkin, il repasse à la cinémathèque française. Une opportunité à ne pas manquer pour découvrir ou revoir ce long-métrage poignant et palpitant en version entièrement restaurée.
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