La Norvège n’est plus la ténébreuse contrée du Black Metal, celui de Mayhem, Burzum, Darkthrone, des rituels sataniques et des églises brûlées. Depuis le début des années 1990, le pays le plus au nord de l’Europe a connu un profond changement dans son paysage musical. Il a progressivement troqué les enregistrements crades en sous sol, les guitares acérées, les batteries au tempo infernal, le chant guttural et le corpse paint pour le synthétiseur et ses multiples possibilités, avec une production toujours poussée et, de manière générale, pour une volonté de faire danser le peuple. Si des noms tels que Lindstrom, Prins Thomas ou Röyskopp ne vous disent peut être rien – même si on peut d’ores et déjà mettre une petite pièce sur le fait que Röyskopp sera la hype de l’été avec son nouvel EP très pop en collaboration avec la chanteuse Robyn, sortant cette semaine – il faut savoir que ces artistes sont de véritables pointures de la scène électro internationale depuis plus de dix ans et qu’ils ont déjà endiablé toutes les boites, rave partys et autres festivités musicales de toute la planète. Après avoir passé beaucoup trop de temps dans l’ombre de son mentor Lindstrom, le jeune Terje Olsen, plus connu sous son nom de scène, Todd Terje, passe enfin le cap du premier album en 2014, après plusieurs bons EP et singles sortis au compte-gouttes sur Internet. L’attente commençait à se faire beaucoup trop longue pour les fans du Scandinave, surtout depuis le tube Inspector Norse paru sur It’s The Arps EP, en 2012. Todd Terje l’ayant bien compris a d’ailleurs ironisé avec le titre de son premier effort s’intitulant It’s Album Time. Pour son passage dans la cour des grands, le norvégien a-t-il tenu toutes les promesses perçues ses dernières années ou reste-t-il encore au stade de simple espoir ?
Todd Terje, même si le son reste léché, voire racé dans sa première galette, n’a pas peur de sonner kitsch et désuet, ce qui peut rebuter au début, mais gagne en profondeur au fur et à mesure des écoutes.
Il est toujours heureux de voir que le garçon a conservé son style si particulier mêlant emprunt à la dance music et à la House des années 1970 (Giorgio Moroder en tête), humour décalé et kitsch sonnant à la fois très Camp et eighties et enfin un goût prononcé pour les envolées psychédéliques synthétiques qui font la spécialité du mouvement électronique norvégien. It’s Album Time sonne donc à la fois comme un produit daté et un objet tout à fait en phase avec son temps. En bref il a ce charme intemporel indéniable qui joue en sa faveur. Dès les premiers instants de l’album, on pourrait facilement tracer un parallèle avec le carton musical de 2013 qui jouait lui aussi la carte du revival 1970’s/1980’s, Random Access Memories de Daft Punk. Néanmoins ce dernier préférait l’effet de masse (on ne va pas non plus lui reprocher, car c’était très efficace) en enchaînant les hits radiophoniques comme on enfile les perles, perdant peu à peu son charme rétro pour laisser place à quelque chose de plus calibré. Si bien qu’on pourrait l’assimiler à ses sièges ou à ses meubles vintage qui se vendent à prix d’or, tout ceci étant beau mais très clinquant et artificiel. A l’inverse, Todd Terje, même si le son reste léché, voire racé dans sa première galette, n’a pas peur de sonner kitsch et désuet, ce qui peut rebuter au début, mais gagne en profondeur au fur et à mesure des écoutes. Les apparences sont (trop) souvent trompeuses.
Passé ce début un peu élogieux, il convient de pointer du doigt les quelques défauts qui parsèment le premier opus de Todd Terje. Tout d’abord sur les douze morceaux que composent It’s Album Time, quatre d’entre eux, soit un tiers, proviennent des précédents EP et singles. Ce sont Strandbar, le dytique Swing Star et l’inévitable Inspector Norse. On pourra toujours clamer qu’il s’agit plus exactement de réorchestration des titres originaux, ce qui fait d’ailleurs défaut à Strandbar, moins intéressant car tronqué de moitié, il n’empêche qu’on ne se retrouve qu’avec huit titres inédits (et encore, on peut mettre de coté la certes très bonne « intro »). Mais ce qui est surtout dommageable, c’est que ces quatre morceaux comptent parmi les meilleurs de It’s Album Time. Or celui-ci débute, passé l’ouverture, par une succession de trois titres inédits assez anecdotiques : Leisure Suit Preben, Preben Goes To Acapulco et Svensk Sas. La dernière est une sucrerie en forme d’hymne à la fête, ambiance carnaval de Rio, Todd Terje ayant troqué les instruments, les chants et les claquements de mains par leur pendant synthétique, mais sa courte durée l’empêche de réellement décoller. On a l’impression d’être face au premier jet d’un vrai titre tout bonnement épique ou simplement un interlude introduisant parfaitement l’ambiance world music du tube Strandbar. Le dytique autour de Preben – nom scandinave dont on ne sait à qui il fait référence – lance assez mal l’album, trop potache malgré son final au romantisme exacerbé. Ces deux titres ne sont pas mauvais, mais l’album peine à trouver son rythme de croisière (alcoolisée et ensoleillée). On sent qu’il commence réellement avec Svensk Sas, à partir de laquelle tout s’enchaîne parfaitement, à la manière d’une longue fête nocturne où l’on prendrait successivement des cocktails différents les uns des autres, espacés de manière à ne jamais tomber dans l’indigestion.
Dès Strandbar, se met en place le liant de tout l’album, qui le tient dans une seule et même logique dansante et implacable : la basse. Très prononcée, elle est toujours mise en avant, raisonnant parfois plus clairement que les percussions. Mais contrairement aux productions contemporaines, elle n’est pas là pour marteler le crâne de l’auditeur, elle a cette douce couleur rétro qui lui donne un charme fou. Ici, elle forme un mariage parfait avec le piano de Todd Terje. Strandbar ne serait finalement que l’étreinte corporelle de ses deux instruments, portée à nu au beau milieu d’une fête sud-américaine. La basse, c’est encore elle qui nous embarque dans la voiture de Marty McFly (la fameuse Delorean du titre) pour un voyage dans le temps nous ramenant à la fin des années 1970, le long des plages ensoleillées de la Californie, sur les routes parsemées de palmiers. Delorean Dynamite nous amène à l’époque de la guitare funky, ici discrète mais fondamentale et se clôture sur une envolée spatiale du synthé, comme si le véhicule quittait d’un coup le sol pour l’univers infini. Ce voyage interstellaire se poursuivra avec le diptyque Swing Star, traversée en deux temps du système solaire, avec d’une part un décollage sans fin et de l’autre la découverte émerveillée des splendeurs cosmiques. Ce « trip » est traduit ici par une multitude d’effets de synthé qui se percutent, se combinent et mutent en une nouvelle forme. Oh Joy quant-à lui, pourrait former l’atterrissage mouvementé de la navette Todd Terje puisant son inspiration dans le From Here To Eternity de Giorgio Moroder.
A travers sa musique, Todd Terje essaie de nous ramener à cette époque mondaine des années 1970, au début de la musique électronique, à l’apogée de la glam pop et du disco.
Mais les chefs d’œuvre de l’album, ce sont ces deux morceaux aux antipodes : Inspector Norse et Johnny and Mary. Pour le premier, l’effet de surprise est amoindri puisque tout le monde le connaît depuis deux ans déjà, mais c’est toujours un plaisir de réécouter cette bombe terjesque (ça y est le terme est lancé, mais le titre fournit la quintessence du style du Norvégien). Cette alliage étrange, mais génial, d’une danse désarticulée et déjantée des notes de synthé avec une basse au rythme répétitif et très marqué fait d’Inspector Norse le véritable hit de cet album. A l’exact opposé du ton candide du tube de Todd Terje se trouve l’autre merveille de It’s Album Time, une reprise du Johnny and Mary de Robert Palmer, succès New Wave sorti en 1980. Les paroles nébuleuses de l’original trouvent ici une signification mélancolique grâce à la basse très aérienne, aux nappes synthétiques venues d’un autre monde, et surtout à la voix de crooner tordu du grand Bryan Ferry. Todd Terje est très fan du Monsieur, puisqu’il a déjà fait nombre de remix de certaines de ses œuvres. Cependant, la présence du leader de Roxy Music permet surtout de faire un pont entre les musiques des deux artistes. Certes Johnny and Mary dénote par rapport à l’atmosphère générale de l’album, apportant une bizarrerie d’abord propre à Ferry, mais qui s’avère, après coup, aussi constitutive de l’œuvre de Todd Terje. Toutes ses sonorités rétro qui paraissent venir d’un ancien temps font écho à la pochette très kitsch de l’opus où l’on voit le DJ moustachu en costume de soirée au bleu criard face à un piano à queue sur lequel sont posés trois cocktails aux couleurs très vives. A travers sa musique, Todd Terje essaie de nous ramener à cette époque mondaine des années 1970, au début de la musique électronique, à l’apogée de la glam pop et du disco. Le nu disco complètement frappé que distille le norvégien dans son premier effort tente tant bien que mal de faire renaître cette période folle. Il ne s’agit pourtant pas de nostalgie mais de mélancolie puisque, Todd Terje étant né en 1983, n’a pas pu connaître cet âge d’or. D’où l’importance de la collaboration avec Bryan Ferry, qui plus qu’un passage de relais, est surtout la traduction littérale du travail d’exhumation de Terje, tant on croyait la légende perdue (malgré le sympathique Olympia sorti en 2010).
It’s Album Time n’est donc pas un album parfait, vous l’aurez compris, mais il a le mérite d’introduire de la plus belle des manières un artiste original dans le monde impitoyable de la musique. Jusqu’ici cantonné à la production (Robbie Williams, Franz Ferdinand) ou au monde de la nuit en tant que DJ, le moustachu impose sa patte particulière avec ce premier opus. On attend la suite avec impatience.
Todd Terje – It’s album time (Kobalt Digital Licensing)
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