«Cette scène où Mabel craque dans le film, ce sont les dix minutes de cinéma les plus fascinantes, les plus inattendues, imprévisibles que je n’ai jamais vues. Vraiment, honnêtement, je ne l’oublierai jamais !». Bien évidemment, en tant que spectateur, on ne peut que souscrire mille fois à ces propos tenus par Peter Falk en qualité de partenaire de Gena Rowlands dans Une femme sous influence. La femme de John Cassavetes y livre une des compositions d’actrice les plus époustouflantes, émouvantes et mémorables qui soit, sur le registre si délicat de la folie, sans jamais tomber dans la performance, toute en sensibilité et en subtilité. Il faut la voir tour à tour grimacer, inventer sa propre gestuelle, son langage, à la fois dans l’excès et la violence comme dans la poésie et l’abandon. C’est une expérience rare dont on ne connait pas d’équivalent.
Si l’incroyable puissance du film, son formidable impact émotionnel tiennent beaucoup à Gena Rowlands, c’est surtout parce que le regard porté par la caméra sur les crises d’hystérie de cette mère de famille bordeline évite à la fois la complaisance que pouvait faire craindre le sujet et toute forme de voyeurisme. La mise en scène d’une grande justesse, très pudique, n’observe pas Mabel comme une bête de foire, mais la situe sans arrêt dans son environnement et dans son entourage qui agissent sur elle et lui font perdre la raison.
Car cette femme, comme le dit le titre du film est «sous influence» : celle de la société, de son mari, de son rôle de mère, de sa famille… C’est quand elle doit jouer le jeu des convenances que Mabel est poussée à la crise, car elle doit réfréner cet amour spontané qu’elle porte naturellement pour les gens et qui met mal à l’aise, qui n’est pas socialement acceptable. Face à elle, Nick son mari, est gêné par le comportement de sa femme car il craint le jugement des autres, de sa mère, de ses collègues. Seul avec Mabel, il la pousse à être elle-même. Le film démontre parfaitement que la réaction face à la différence fait le plus de mal : Nick ne sait pas comment y réagir, il hurle, devient violent, contradictoire. Seul avec ses enfants, quand sa femme est hospitalisée, il essaie d’être un bon père de famille, mais se montre tyrannique, partage des bières avec eux. Le personnage est touchant car il essaie de gérer au mieux les situations, mais ne sait pas comment s’y prendre.
Le film dégage un immense sentiment de tristesse et de pessimisme. La façon dont John Cassavetes filme ses personnages, issus de la classe ouvrière, est très belle et émouvante. Le réalisateur avait l’habitude de travailler avec ses proches, qu’il se refusait à diriger, leur laissant toute liberté d’action dans le cadre, sur la base d’un texte très écrit, sans improvisation. Les scènes, souvent filmées caméra à l’épaule selon le principe du plan séquence, donnent l’impression d’assister à de véritables moments de vie, avec une expérience du temps et de la durée qui imprime un sentiment d’authenticité non feinte, dans la maison-même du couple mythique. Le procédé, qui autorise des décadrages intempestifs et une grande mobilité dans le mouvement sera souvent repris par ailleurs mais de façon beaucoup plus factice. Il faut revoir Une femme sous influence comme l’un des films fondateurs du cinéma indépendants et une œuvre phare des années 70, c’est un chef d’œuvre bouleversant, d’une puissance peu commune.
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