2018, c’est l’année du Japon en France, qui célèbre le 160e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. Et l’occasion pour l’éditeur Carlotta de ressortir en librairie dans une nouvelle version (moins coûteuse et expurgée des dvd qui l’accompagnaient) Le dictionnaire du cinéma japonais en 101 cinéastes, dont le premier tirage de 2000 exemplaires avait été épuisé en quelques semaines fin 2016. Dirigé par Pascal-Alex Vincent, c’est une référence indispensable pour les amoureux du cinéma nippon qui y trouveront à la fois des notices sur les noms les plus incontournables mais aussi une source de découvertes intarissable.
Versatile Mag : Comment expliques-tu le succès du premier tirage du dictionnaire ?
Pascal-Alex Vincent : Je pense que c’est arrivé au bon moment car il n’y avait pas de dictionnaire des cinéastes japonais tel que celui-ci, ce qui est étonnant, car c’est un cinéma plutôt populaire auprès des cinéphiles aujourd’hui. Je pense qu’il fallait un dictionnaire pour mettre un peu d’ordre là-dedans. Il était temps, 25 ans après les débuts d’Alive (Société de distribution de films japonais fondée par Jean-Pierre Jackson en 1992, au sein de laquelle Pascal-Axel Vincent a longtemps oeuvré en tant que programmateur, ndlr) ! Quand j’ai commencé en 1991, on connaissait seulement Ozu, Mizoguchi et Kurosawa. Aujourd’hui, on en connaît quand même beaucoup plus et surtout, les films sont visibles, avec l’essor de la vidéo, du travail d’éditeurs comme Carlotta ou Wild Side, ce qui n’était pas le cas il y a 25 ans.
Comment s’est fait le choix des 101 cinéastes présents dans ce dictionnaire ?
Cela s’est fait en trois temps. J’ai d’abord commencé à dresser ma propre liste idéale, que j’ai ensuite soumise au réalisateur Kyoshi Kurosawa (auteur de la préface du dictionnaire, ndlr) qui l’a revue et corrigée. Puis, j’ai réuni la liste des rédacteurs en leur demandant s’il y avait un ou plusieurs réalisateurs qu’ils aimaient et dont ils voudraient écrire une notice pour le dictionnaire, qui donnerait au lecteur l’envie de découvrir les films. Je voulais que ce dictionnaire soit placé sous le signe de l’enthousiasme, donner l’impression que chacun de ces 101 cinéastes est absolument indispensable, sans quoi, on n’a rien vu du cinéma japonais (rires) ! Il y a une idée de partage qui serait accessible à tous, pas de faire un ouvrage universitaire ou pour spécialiste, qui est quelque chose que je déteste particulièrement.
À quoi correspond l’Âge d’Or dont il est question dans le dictionnaire ?
L’idée ici est de cibler une période qui est celle de l’âge d’or des studios, c’est à dire quand le cinéma japonais était produit majoritairement de façon industrielle par de studios concurrents entre eux, dans un système très similaire à celui d’Hollywood. Je me suis concentré sur cette période mais à partir du parlant car il y a un premier âge d’or dans les années 20 et 30 dont seulement 10 % des films ont survécu, donc c’est très dur d’écrire dessus car on ne peut pas voir les films. Naruse, Mizoguchi ou Kurosawa ont fait des dizaines de films muets qu’on ne verra jamais. Le dictionnaire se cantonne au début du parlant, c’est à dire le milieu des années 30, jusqu’à l’effondrement des studios, dans les années 70, quand la nouvelle vague est à son sommet.
À l’intérieur de cet âge d’or, quelles sont les grandes périodes que l’on peut identifier ?
Historiquement, à partir des années 30, le Japon s’illustre par des guerres de conquêtes dans le reste de l’Asie, entre en guerre en 1937 contre la Chine puis va finalement s’allier à l’Allemagne nazie et à l’Italie fasciste. Le cinéma japonais, sur cette période et jusqu’en 1945 est essentiellement un cinéma de propagande, qui soutient l’effort de guerre avec des idées pas très recevables aujourd’hui. La pellicule était rationnée, les films ne devaient pas durer plus d’une heure dix, il y a une économie de moyens et de plans, avec toujours les mêmes acteurs. Ce cinéma de propagande a donc aussi produit une esthétique particulière, un genre en soi.
Ensuite, sous l’impulsion de l’occupant américain, il y a la renaissance de l’après-guerre, où tout à coup, le cinéma redevient industriel et va se mettre à produire des centaines de longs métrages par an.
À partir de 1959/ 1960, on note une baisse significative des entrées car le public s’est rajeuni, son intérêt se porte ailleurs et le cinéma de studio est perçu comme vieillot pour ces jeunes qui investissent dans d’autres types de distractions comme les parcs d’attractions, les sorties dans les bars, à l’américaine, avec le juke box, le scooter, le rock’n’roll. L’industrie du loisir se développe aussi et la jeunesse commence à exister socialement, à descendre dans la rue. On voit donc arriver comme en France une Nouvelle Vague avec des jeunes cinéastes un peu plus énervés.
Le Japon connaît une grave crise dans les années 70 et 80. Les studios qui sont en déclin vont déplacer leurs activités vers la télévision ou vers l’immobilier, comme la Toho, afin de survivre. On assiste dans les années 90 à une nouvelle renaissance, avec un retour du cinéma japonais sur la place internationale à travers l’arrivée de cinéastes comme Kitano, Miyazaki, Kawase, Kore Eda…
Kyoshi Kurosawa, dans sa préface, s’étonne de tous ces noms de cinéastes que le public japonais ne connaît sans doute même pas. Qu’est-ce que le public japonais connaît réellement de son propre cinéma ?
Moins de choses que le public français, mais ça a toujours été le cas. La France a un rapport au cinéma assez exceptionnel et unique au monde. C’est quelque chose de sacré, ce qui n’est pas le cas au Japon où on continue de produire entre 500 et 600 longs métrages par an mais où le rapport à la cinéphilie est beaucoup plus léger que le nôtre. Par exemple, la première rétrospective consacrée au cinéma japonais en France a eu lieu en 1963 à la Cinémathèque Française sous l’impulsion d’Henri Langlois et Kashiko Kawakita. Les japonais sont tellement stupéfaits par ce qui se passe à Paris qu’ils décident de monter leur propre rétrospective. Mais comme ils ne savent absolument pas quoi montrer, ils demandent à Langlois la liste ! C’est étonnant de comprendre qu’une partie du rapport des Japonais à leur patrimoine cinématographique est quand même passé par le prisme de la France. Il y a donc un rapport très étroit entre la cinéphilie japonaise et française.
Kyoshi Kurosawa dit aussi que la diversité du cinéma japonais est un mensonge.
Il fait la comparaison avec les décors japonais. Il dit qu’en fait, les différences se cachent dans les détails. Il annonce dans ce texte que le cinéma japonais que nous envisageons nous comme un cinéma d’auteur pur et dur a été avant tout un cinéma industriel et que tous les films a priori se ressemblent. Mais c’est à travers certaines entrées, des détails que l’on identifie des auteurs qui ont un point de vue fort et que l’on se rend compte de leur importance.
De quelle façon le cinéma japonais a influencé le cinéma mondial à partir du moment où on l’a découvert massivement, dans les années 50, avec le Lion d’Or à la Mostra de Venise et l’Oscar du meilleur film étranger pour Rashomon ?
Le principe du cinéma hollywoodien – qui est encore celui d’aujourd’hui – est que chaque plan doit avoir un impact immédiat. Le cinéma japonais prend davantage son temps pour raconter une histoire et laisse plus de place au spectateur. Il a beaucoup impressionné et continuer d’ailleurs de la faire et a de ce fait une grande influence sur le cinéma mondial. D’ailleurs, c’est suite au triomphe international des films d’animation de Miyazaki à la fin des années 90 que Disney a officiellement décidé d’abandonner la 2D avec Frère des ours en 2004.
Après, le cas de Rashomon est un peu particulier. C’est un film quasi expérimental qui a eu un impact mondial mais le cinéma américain s’en est vite emparé. Il y a eu un remake avec Paul Newman (L’outrage, de Martin Ritt en 1964, ndlr), un musical à Broadway, Reservoir Dogs de Tarantino et Basic de John McTiernan, construits sur le même type de structure narrative… Je voudrais cependant revenir sur une idée reçue concernant Rashomon. C’est vrai que le film a ouvert les portes de l’Occident au cinéma japonais mais ce n’est pas Rashomon qui a popularisé le cinéma japonais dans le monde. Ce sont les kaiju eigas d’Ishiro Honda ! Quand le film de Kurosawa sort en 1952 en France, il fait 250 000 entrées alors que les films de monstres de Ishiro Honda font un million d’entrée dans l’hexagone. Si on regarde le box office du cinéma japonais en France, qui figure dans le dictionnaire, Honda est quand même le champion, bien avant Mizoguchi, Ozu ou Kurosawa !
Cette influence du cinéma japonais est moins significative dans le cinéma français.
Si on observe le cinéma français primitif, celui des origines dans les années 10, on s’aperçoit qu’il est essentiellement issu de la littérature, avec des adaptations des grands auteurs. Quand les Américains se sont emparés de cette invention qui est le cinématographe, ils se sont tournés vers ce qu’ils avaient à voir, les grands espaces, le territoire, la frontière et ont fait du cinéma à l’inverse du nôtre, très physique. Les Japonais, eux, y ont vu un moyen de filmer le théâtre, le nô et le kabuki, pour éviter aux troupes d’acteurs de se déplacer dans les montagnes difficilement accessibles et qui représentent 75 % du territoire japonais. Ils ont ainsi filmé le corps et l’espace mais d’une façon complètement différente des Américains. Le lien entre le cinéma japonais et américain est donc plus évident qu’avec notre propre cinéma qui est plus bavard, littéraire.
On trouve beaucoup de beaux portraits de femmes dans le cinéma japonais mais finalement peu de réalisatrices. Comment l’expliquer ?
Il y en a deux dans le dictionnaire ! Ce n’est pas beaucoup mais le cinéma est un monde d’hommes, aujourd’hui encore. Au Japon, les deux réalisatrices évoquées dans le dictionnaire ont eu du mal à se faire une place. Kinuyo Tanaka, l’une des plus grandes stars du cinéma japonais, était la muse de Mizoguchi, elle a joué dans tous ses grands films des années 50, L’intendant Sansho, Les contes de la lune vague après la pluie… Mais quand il a appris qu’elle voulait se mettre à la réalisation en 1954, il n’a plus voulu l’employer ! C’est très macho et misogyne.
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Dictionnaire du cinéma japonais en 101 cinéastes, dirigé par Pascal-Alex Vincent, en librairie