L’histoire, on la connaît : comment Akira Kurosawa, très marqué par l’échec public de Dode’s Kaden, incapable de réaliser un nouveau film au Japon, tente de se suicider puis part en Russie mettre en scène Dersou Ouzala pour le studio soviétique Mosfilms. Annoncé dans ce contexte, le film – qui narre la rencontre entre Vladimir Arseniev, un officier Russe chargé de procéder à des relevés topographiques dans la taïga, avec Dersou Ouzala, chasseur golde qui lui servira de guide – peut être vu comme une œuvre très personnelle. Celle de la rencontre entre deux cultures – le Japon et la Russie, même si Kurosawa a déjà adapté Dostoïevski et Gorky – mais surtout celle d’un retour à la vie. Dersou, personnage solitaire et empli de sagesse reprend goût à l’existence à travers une belle histoire d’amitié. Le film peut être interprété d’une telle manière, mais il est également bien plus que cela. C’est aussi le portrait magnifique d’un personnage à la beauté et à la grandeur d’âme extraordinaires, un film sur la nature, l’urbanisation, le temps, la vieillesse, l’humanisme, la fraternité et le respect, un chef d’œuvre poétique, mélancolique et contemplatif. Film charnière dans la carrière d’Akira Kurosawa, Dersou Ouzala est moins connu que Kagemusha mais lui permettra de s’associer à de fameux mécènes de la nouvelle vague hollywoodienne (Spielberg, Coppola et surtout Lucas, dont La guerre des étoiles est un remake à peine déguisé de La forteresse cachée) grâce auxquels il pourra tourner ses films suivants.
Dersou Ouzala est déjà sorti dans plusieurs éditions en dvd, d’abord chez Opening puis MK2. Malheureusement, le master utilisé est le même dans tous les cas : celui du RUSCICO (Russian Cinema Council), très abîmé avec des fluctuations de couleurs très importantes et des accidents de pellicule. Il faudrait qu’un grand éditeur disposant de moyens financiers et techniques (pourquoi pas Criterion ?) ait un accès direct à un internégatif 70 mm original pour permettre une restauration en bonne et due forme des éléments photochimiques du film. Sans cela, toutes les éditions dvd seront à peu près identiques en terme de rendu, à quelques détails de compression, de suppléments et de packaging près. L’édition proposée par Potemkine n’échappe hélas pas à ce triste constat : le master provient du matériel existant, et nous permet seulement d’imaginer à quoi pourrait ressembler esthétiquement Dersou Ouzala dans toute sa splendeur : les décors flamboyants, la nature souveraine, les couleurs qui alternent les ambiances de saisons. Heureusement, même dans ces conditions de visionnage, le film procure toujours un même plaisir immense, il émerveille, émeut, dépayse, suscite la réflexion.
S’il n’est pas permis de profiter du film dans sa beauté originelle, il est toutefois donné de le juger pour ce qu’il est aussi : un récit d’initiation mutuelle qui se fonde sur une relation de fraternité profonde a priori antinomique. Arseniev est un officier dont la mission est de cartographier une région du Sud-Est de la Russie et Dersou un autochtone qui a une compréhension intime et physique de son environnement. Il n’a nul besoin de plan pour savoir la direction à prendre, les dangers potentiels ou prévoir la météo. Il interprète les signes autour de lui, observe le ciel, les arbres, écoute les sons. Il est à la fois dans le présent, peut anticiper le futur proche et s’inquiète aussi de la trace qu’il laisse derrière lui, pour un éventuel voyageur qui aura besoin de manger ou de se réfugier sous un toit après son passage. Cette façon de s’inscrire dans le temps est superbement signifié par un plan où le Capitaine et le vieux sage contemplent la course de la lune et du soleil dans le ciel qui les surplombe. Si le film est une belle leçon d’humanisme et de compréhension mutuelle, Kurosawa évite systématiquement de sombrer dans les bons sentiments ou le pensum, en portant un regard pudique sur la relation entre les deux hommes. L’émotion n’en est que plus forte, en témoigne la scène des adieux bouleversante où chacun hurle à distance le nom de l’autre pour lui dire au revoir – « Capitaine ! », « Dersou ! » – ou la dernière partie du film où les capacités du guide déclinent au point de l’exclure de son environnement naturel. La nature est impitoyable, les deux amis se sont sauvés la vie mutuellement en deux occasions en échappant aux forces d’une tempête ou au courant d’une rivière, mais la vieillesse est synonyme de mort pour Dersou, incapable de vivre entre quatre murs. Le vieux tigre de la Taïga ne se laisse pas dompter.
Dersou Ouzala, disponible en dvd (Potemkine)
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