Raisonnement par l’absurde
Un truand, quelques pervers et davantage d’imbéciles – voilà tout ce que compose la fine équipe des Wrong cops de Quentin Dupieux, et voilà tout ce dont son film nous parle. Un an après la découverte sur le net d’un extrait baptisé Monday, on pourrait s’attendre à reprendre un récit chronologique ; mais la version longue du projet n’a de rapport au temps que par celui qu’il prend au spectateur, le lui rappelant constamment au cours de ce qui s’avère être une suite de sketches, passant simplement d’un seul « mauvais flic » à toute la profession. L’humour de Dupieux explose ici en profusion dans un film construit pour nous laisser seuls avec lui, sans traducteur (comme le flic de Rubber qui nous mettait en garde), ni intermédiaire (comme Dolph, le héros de Wrong qui partait avec nous à la poursuite d’un sens).
Une certaine générosité pousse Dupieux à tout de même nous séparer de ces bouffons en uniforme par l’extraordinaire facture vidéo 90’s, qu’il emprunte ici à Melrose place, ainsi qu’à la myriade d’effets qu’il abat sur tous ses personnages, le tout d’une manière si verticale et impartiale que la figure du créateur – la sienne – finit par s’en dégager, nous riant au nez. Des arrêts sur image viennent souligner chacune des grimaces disgracieuses des idiots filmés, des sons dramatiques retentissent pendant leurs péripéties les plus dérisoires, et des zooms s’approchent d’eux lorsqu’ils n’ont plus rien à dire – ce qui arrive tout le temps au fil de scènes ineptes et répétitives.
Un récit dont la vacuité et la redondance sont si flagrantes, mises en scène par une telle maîtrise formelle au service du ridicule, fait planer un puissant agacement dans la relation que le film entretient avec son spectateur, à tel point que la majorité de ses rires émane de ce dialogue. Par un interminable champ/contrechamp entre deux inconnus dans un fast food, un texte sans cesse alourdi par une non-communication outrancière ou par un jeu d’auto-citations totalitaire, Dupieux travaille notre ironie comme nos nerfs, à visage découvert, agissant sous nos yeux abêtis sur ses otages de personnages pour nous renvoyer à notre inaction, faisant de sa farce une expérience de Milgram. En effet, jusqu’où rira-t-on lorsqu’un « cop » et sa famille crient au génie en tombant sur quelques secondes muettes de son précédent opus Rubber?
Une telle pratique de la frustration rapproche le film du médium musical, qui l’a intégré depuis des années en ce qu’il répond à une demande physique (la danse), qui une fois ôtée à une foule en liesse, fait rapidement apparaître le rapport également vertical de consommation que la foule entretient avec l’objet culturel – le danseur passe d’une totale soumission à la musique à une colère autocratique lorsqu’on l’en prive. En cassant le rythme dicté au corps par les habitudes radiophoniques, le Fantômas de Mike Patton stoppait déjà la sacro-sainte transe sensuelle du metalleux pointilleux au profit de cette refléxion en miroir, qu’on retrouve désormais à grande échelle dans la veine électronique à laquelle Dupieux contribue depuis quinze ans sous le nom de Mr. Oizo. Sa musique, on la retrouve dans le film jusqu’à ce qu’elle se substitue au semblant de récit, unissant les sketches et cops entre eux, en particulier lorsqu’un mourant qu’on passe d’une voiture à l’autre ne demande à chaque fois qu’à entendre de plus en plus fort ce rythme qui l’obsède.
Logique donc que Dupieux agisse au cinéma comme derrière les platines, avec une franchise dans l’insolence qui constitue d’ailleurs la principale accroche de sa communication, nous proposant par des flyers et des autocollants mitraillés de son nom et distribués dans des concerts d’acheter de notre temps les bâtons pour qu’il nous moque. C’est ainsi qu’avait été promu Rubber, film à petit budget pour lequel il officiait à tous les postes, et succès relatif. L’aventure avait pourtant commencé par l’échec retentissant du premier long Steak, comédie sincère, morose et lancinante, qu’on avait vendu avec beaucoup de mépris sur d’innombrables écrans comme « la nouvelle comédie avec Eric et Ramzy ». C’est donc avec un Dupieux vengeur mais nonchalant qu’on s’entretient depuis, au long de ce que Wrong cops vient de faire trilogie, et qu’on reçoit avec amabilité puisque c’est à nous que revient la tâche de fournir un alibi à tant de bêtise – on n’en change jamais, on se tourne systématiquement vers l’absurde, qui seul suffit à entretenir notre masochisme. Masqué derrière l’explicite « no reason » qui servait de leitmotiv à l’histoire du pneu tueur doté de pouvoirs psychiques (Rubber une fois encore), Dupieux exécute son tranquille plan de sape de notre rapport à la culture populaire que nous chérissons tant.
Après avoir roulé dans la boue la teen comédie (avec Steak), l’horreur de créature remplacé par un déchet puis le drame existentiel (Wrong), il s’attaque ici à la chronique policière. Si son travail est bel et bien absurde, il ne l’est ni par le récit ni par les personnages ; ses films proposent toujours la trame classique du genre dans lequel ils s’inscrivent et sont portés par les figures correspondantes. Ici on a un ripou, un système corrompu, une histoire de chantage et une séquence d’enterrement en uniforme avec le discours du capitaine – rien de nouveau. Dans Wrong cops, ce qui provoque l’absurde n’est pas tant de quoi les stupides personnages parlent que la manière dont ils en parlent et avec quel point de vue. Par exemple, que le flic criminel (encore en uniforme) vende sa drogue cachée dans les intestins de rats morts, qu’il distribue discrètement, passe encore – c’est une blague fantaisiste dans une comédie. L’absurde n’arrive que lorsque son fournisseur en rongeurs, désormais incapable de lui en trouver, lui propose des poissons à la place, rendant le flic furieux parce qu’il trouve ça dégueulasse. Voilà qui est réellement déconcertant ; pourquoi les rats morts seraient-ils moins repoussants que les poissons? C’est justement parce que Dupieux opère sa moquerie générale sur des récits et des figures très classiques qu’il arrive à produire de l’absurde véritable par de petits détournements de ce genre. Ainsi fonctionne son humour ; on a vu cent fois de tels personnages dans les mêmes situations, mais ceux-ci sont tellement bêtes qu’ils n’arrivent pas vraiment à s’emparer du sujet qu’ils sont censés traiter, et tapent à côté – d’où le décalage.
En faisant preuve d’un tel systématisme, Dupieux oriente son oeuvre vers la variation, et inscrit son travail dans un domaine étrangement partagé avec celui de Gaspar Noé, au moins dans leur évolution. Après un premier long sincère et très réussi (respectivement Steak et Seul contre tous), chacun des deux aura souhaité pousser à bout son système pour en explorer les limites – et par extension celles du médium – perdant de ce fait la volupté au profit du discours (ou de son absence, en l’occurrence). Pour Noé, l’exercice consiste à sonder les ressources de la monstration ; que peut en effet le cinéma face à la violence banalisée par la surmédiatisation? Jusqu’où peut-il aller, au nom d’un prétexte simple comme l’adaptation d’une idée (la réincarnation) ou d’un sentiment (la fatalité de la violence) ? Chez Dupieux, le problème posé est celui de la substance : jusqu’où l’objet culturel, le geste artistique continue-t-il d’exister dans la vacuité? A quel point peut-on ne rien dire? Dans un cas comme dans l’autre, la question est posée de manière explicite à un public qui y répond par son rejet ou son approbation (souvent extrême, dans les deux cas – tous deux provoquent la très simpliste rhétorique qui met dos à dos l’hypothèse de la nullité à celle du génie, sans leur proposer de nuance intermédiaire).
Il ne faut pas se méprendre cependant, l’humour de branleur est ici à un de ses sommets, et la moquerie outrancière que Dupieux développe à l’égard de son spectateur lui permet de partager le sort des personnages, délicieux parfois. On rit énormément devant Wrong cops, davantage qu’avec les deux précédents qui mettaient en place ce qui est abatu ici. Mais c’est la tout le problème, on a le sentiment d’obtenir un produit dont on aurait eu par avance les schémas. Toute cette élégance à ne rien dire nous fait donc quand même regretter l’échec de Steak, qui ajoutait la sincérité et la vie à tout ce que Wrong cops nous donne déjà dans un camouflet, et nous fait attendre avec impatience Reality, le prochain Dupieux annoncé de longue date qui promet un nouveau départ vers un travail plus profond.
Wrong Cops, en salles en janvier 2014
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