Se plonger dans la lecture d’un roman de Murakami, c’est entrer dans un monde a priori familier mais qui communique avec d’autres univers non pas parallèles au nôtre, mais limitrophes, dans lesquels on entre grâce à des personnages qui ont les capacités de perception permettant d’en trouver le passage… Et de nous y entraîner avec eux.
Ces univers sont peuplés de figures fantasmatiques – des hommes moutons, des fantômes – et d’expériences grotesques ou absurdes – il pleut des poissons, les chats parlent – qui dessinent une forme de poésie fantastique propre à son auteur et qui est sa marque de fabrique. De La course au mouton sauvage à Kafka sur le rivage, en passant par Danse danse danse, sans oublier Chroniques de l’oiseau à ressort, la formule est familière aux lecteurs réguliers de Murakami. Une formule familière sans pourtant qu’un quelconque effet de répétition ne se fasse ressentir, l’auteur prenant soin de ne pas nous perdre dans des histoires sans queue ni tête. Dans la complexité a priori du récit, se dessine un réseau où tout est relié et fait sens in fine, pour qui parvient à en lire les signes et à décrypter les figures.
Ses romans sont souvent à la croisée de genres littéraires : le conte, le roman historique, le réalisme social, la quête spirituelle mais surtout le récit d’initiation ou roman d’apprentissage. Murakami nous introduit dans le récit à la faveur d’un personnage principal qui est généralement solitaire, facilitant son identification et permettant de nous faire partager à la fois ses pensées et ses émotions : le sentiment d’incrédulité face aux situations, la joie, la peur, les questionnements intérieurs. Le lecteur n’a aucun temps d’avance sur le personnage ou sur l’action, il voyage dans les mondes inventés par Murakami en se situant ainsi au cœur même des événements. Un sentiment immersif favorisé par la fluidité de l’écriture de l’auteur qui fait de ses romans de formidables page turners que l’on dévore d’une traite !
1Q84 n’échappe à aucune de ces règles. La structure alternée convoque immédiatement le souvenir de Kafka Sur le Rivage. Le roman est un immense corpus de 1500 pages dont les deux premiers tomes sont déjà sortis, la suite étant prévue, en France, début 2012. Les chapitres alternés racontent les histoires de Tengo et d’Aomame. Le premier, un génie des mathématiques et apprenti écrivain, accepte de réécrire pour le compte d‘un éditeur, le manuscrit d’une jeune prodige de 17 ans, « La chrysalide de l’air », une histoire qu’elle affirme avoir vécue et où interviennent de mystérieux « little people ». Aomame est une tueuse professionnelle qui élimine des hommes coupables de violences faites aux femmes. Ces deux-là se sont connus enfants, ont partagé un grand moment de complicité dont chacun conserve secrètement la nostalgie et rêvent de se retrouver sans forcer le destin.
Les deux destins se développent parallèlement. D’abord sans lien manifeste, puis les inter-connexions deviennent de plus en plus évidentes en même temps que le glissement progressif vers le fantastique s’opère. Le basculement dans le monde de 1Q84 intervient très tôt dans le livre mais les signes apparaissent plus tardivement : une deuxième lune dans le ciel, les little people… Référence directe au chef d’oeuvre de George Orwell, le roman de Murakami n’est cependant pas une dystopie, mais évoque les agissements d’une secte qui fait beaucoup penser à Aum, à l’origine de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995. En décrivant le fonctionnement interne d’une organisation pseudo religieuse similaire qui prend appui sur des théories eschatologiques millénaristes et sur la figure charismatique du gourou, Murakami nous amène à réfléchir sur les moyens employés pour endoctriner les personnes et les priver de leurs libertés élémentaires.
Il faudra toutefois réserver notre jugement une fois seulement le dernier volume refermé. Si 1Q84 ne s’impose pas instantanément comme le meilleur Murakami, la faute sans doute à une absence de fantaisie et à quelques longueurs dans le texte, on a tout de même très envie de lire la suite !
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