La fausse suivante ou Le fourbe Puni (1724) est la huitième pièce de Marivaux et sans doute la plus cynique. L’amour semble presque dérisoire au profit de l’argent et de l’appât du gain. Six personnages s’entremêlent, chacun défendant âprement leurs propres intérêts, délaissant leurs consciences. Des alliances se fondent, s’esquissent, s’atrophient. Trois nobles et trois valets, tous doivent être démasqués. La séduction n’est utile qu’à travers le reflet du pouvoir. Nulle mansuétude ni magnanimité, seulement la méfiance, dans sa virulence et son iniquité.La gravité de cette pièce étonne, désaxe, bouleverse. Marivaux est souvent rattaché à des comédies où l’amour triomphe, se plaçant comme fervent défenseur de la vérité et des sentiments. Cette veine semble s’être annihilée ici, proposant un dénouement qui n’apaisera nullement les âmes de nos personnages. La réalité s’avère alors tranchante, insolente et péremptoire.
Assise au 2éme rang de la petite salle du théâtre de l’Akteon, l’ouvreur s’éclaircit la voix avant d’annoncer le début de la pièce tout en nous priant d’éteindre nos portables et d’éviter de mettre ses pieds sur la scène. Un rire étouffé parcourt alors les spectateurs et c’est dans une atmosphère chaleureuse et enthousiaste que les lumières s’obscurcissent. Le décor est simple, épuré mais en aucun cas froid ou fade. Ainsi, nous percevons des dés géants représentant les signes d’un jeu de carte éparpillés sur la scène. Les acteurs s’en serviront comme siège ou estrade pour s’élever et appuyer leurs propos tout le long de la pièce. L’escalier central de la salle est également emprunté, nous incorporant à l’action malgré nous, malgré eux. Le seul indice que nous possédons sur ce lieu nous indique qu’il s’agit de la demeure de la Comtesse. Aucune porte, aucune fenêtre, aucun élément d’intérieur. Nous sommes placé face à notre imaginaire. C’est à notre esprit de composer cette endroit où défilent avec grâce les personnages. Nos pensées en deviennent le moule. Notre créativité est sollicitée et si certains jugeront ce décor trop simpliste, certains vanteront ce côté sobre qui nous permet non pas de nous émerveiller devant tel ou tel panneaux coulissants, mais de nous concentrer sur la beauté des acteurs. Pourquoi l’adjectif minimaliste serait-il forcément péjoratif ? Molière utilisait des toiles peintes, le baroque apporte des lignes de fuites, le théâtre contemporains usent d’écran vidéo. Chaque metteur en scène embrasse une façon nouvelle de s’exprimer. Pour Louis Jouvet, le décor était « le costume de la pièce », ici dans La fausse suivante, il serait davantage un masque vierge. Un masque à composer, à animer, à posséder.
Si la beauté du verbe nous submerge, c’est celle des corps qui nous transcende. Optant pour un maquillage sans trop de zèle, le visage saupoudré de blanc et les lèvres d’un rouge profond, les acteurs se perdent dans leurs personnages, nous transmettant leurs enjeux avec élégance. Baudelaire disait que la danse « c’est la poésie avec des bras et des jambes, c’est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement ». Nous assistons, nous subissons une danse des corps. Ainsi, nous pouvons ressentir l’énergie, la sueur, et le talent déferlant des acteurs. Nous sommes dans une dynamique de la pulsion corporelle. La gestuelle est parfaitement maîtrisée, inscrivant un équilibre de plus en plus rare au théâtre, elle n’est ni trop présente, ni trop taciturne. Remettons-nous dans le contexte ; Marivaux écrit cette pièce pour des comédiens italiens de l’époque, ils étaient reconnus pour leur spontanéité et leur fantaisie. Ces six comédiens découlant des Cours Florent, vont apporter en plus une matière nouvelle. Une profondeur dans les émotions, une implication qui ne peut que nous toucher. Ils arrivent à concilier le jeu et l’amour du jeu avec une facilité déconcertante.
Constance Piketty recouvre les traits du chevalier. Demoiselle de Paris déguisée en homme afin de connaître Lélio, celui qu’elle veut épouser. Le travestissement est une situation délicate au théâtre, ne pas sombrer dans l’excès ou l’absurde, le ridicule ou le crédule. Dans la Fausse suivante, il s’agit d’un pantalon, d’une chemise et d’un gilet sans manche. Les long cheveux de l’actrice sont visibles mais attachés. Pas de changement de voix, ni de bosse à l’entre jambe. Mais c’est l’assurance exceptionnelle de l’actrice – bien davantage que le visage androgyne – qui rend le superflu crédible. D’une nature empatique, nous nous rangeons instinctivement de son côté et ses objectifs deviennent les nôtres. Elle a un charme, une présence, une grâce, une virtuosité. Attachante et saisissante, cette jeune actrice est une révélation à surveiller de près.
Victor Bouis, nous enveloppe tout entier. Interprétant le sombre Lélio, le calculateur, l’intéressé, le fourbe. Escorté d’une simple canne et d’un costume teinté de gris, il agit en parfait trompeur, poussant sa sournoiserie à son paroxysme. Ses accessoires sont minimes mais il n’a besoin de rien d’autre pour faire exister avec brillance son personnage. D’une splendide prestance, il déambule sur scène dans une allure prestigieuse, incarnant à merveille ce précieux « noble ». L’acteur parvient à changer d’humeur en quelques secondes, alternant colère et joie, jalousie et exaltation avec une facilité fascinante. Tantôt drôle, tantôt séduisant, tantôt détestable, il nous emmène où il le veux. Sa voix est placée, sa diction est élégante. Sa présence nous surprend, elle nous pousse à le suivre des yeux. Il a un charisme, une éloquence, un éclat, parfait reflet de son talent.
Thomas Langlet incarne Trivelin, un des valets du Chevalier. Ce jeune comédien est une boule d’énergie qui semble indomptable. Il nous offre un jeu corporel impressionnant : ses postures, ses attitudes, ses gestes, ses déplacements scéniques, ses mimiques, son imitation de la Comtesse. C’est d’un professionnalisme déroutant. L’ambiguïté de son personnage doit résider dans nos sentiments à son égard et il parvient avec finesse à nous dérober notre sympathie et notre révulsion à la fois. Avec un fort potentiel comique et une interprétation excellente à l’unanimité, on attend maintenant de le voir dans d’autres registres afin qu’il pousse son génie naissant plus loin. L’autre valet du chevalier c’est Alexis Roda, habillé en joker de jeu de carte, il aborde un jeu qui se rapproche de l’art du clown avec des gestes très prononcés et des pleurs très appuyés. Et cela fonctionne, il parvient à s’imposer sur la scène et son regard pénétrant rend crédible ses préoccupations. Finissons avec la Comtesse, interprétée par Ewa Rucinska. Petit morceau de femme si naïve mais malgré cela, un caractère bien forgé, une voix forte tout en restant douce. Son jeu est minutieux et sauvage. C’est la seule qui croit défendre le véritable amour, et son échange avec Constance Piketty est d’ailleurs très beau, très touchant, très bouleversant.
La fausse suivante est une pièce envoûtante où les acteurs imposent leur monde et leur rythme, si bien qu’on se retrouve plongé dans leur univers, suivant avec exaltation chacune de leurs répliques. Oserez-vous vous lancer dans la quête du mensonge et de la fourberie ? Arriverez-vous à démasquer la vérité les sentiments ? La solution est si simple, si accessible. Munissez-vous avec habilité d’un ticket de métro, engouffrez-vous dans les tunnels tortueux de la ligne 9 de Paris, laissez-vous dériver à la station « Saint Ambroise » et pénétrez dans le petit théâtre de l’Akteon. Demandez alors simplement La fausse suivante et vous redécouvrirez Marivaux avec fantaisie, félicité et volupté.
La fausse suivante, de Marivaux – Cie des Onze Coupes, Théâtre Aktéon – Jusqu’au 21 novembre 2013
Note: