Versatile Mag : D’où vient l’idée de réaliser ce film ?
Mathieu Kassovitz : Cette histoire m’est venue d’une enquête qui a été faite en 1989 par la Ligue des Droits de l’Homme. Elle mettait réellement en lumière les événements de la grotte d’Ouvéa car la version officielle qui avait été donnée par le gouvernement était fausse. Le minute-à-minute qu’on trouve dans ce livre était déjà un véritable scénario et a servi de base à mon film. J’ai d’abord voulu demander l’accord des Kanaks sans lequel le film n’aurait pas pu se faire. Je suis allé en Nouvelle-Calédonie en 2001 pour comprendre leur vie, leur combat, leur vision et je leur ai demandé si je pouvais écrire un scénario sur ce sujet. Ils m’ont répondu positivement, mais les plaies étant à cette époque encore très fraîches, cela a pris du temps. Les choses se sont faites les yeux dans les yeux, dans la coutume qui est traditionnellement un échange de tissu comme on le voit dans le film, qui symbolise une parole qu’on demande avec humilité. Mais une fois cet accord obtenu, ils ne sont jamais revenus dessus, malgré les difficultés de production, les interruptions. Tout cela a duré dix ans.
A votre avis, pourquoi François Mitterand a-t-il autorisé l’assaut de la grotte ?
Si je le savais, je l’aurais mis dans le film ! Quand il s’agit d’une affaire d’Etat, les archives sont mises au secret pendant 70 ans. On ne connaîtra pas la vérité avant. Mais ce qui m’intéressait davantage, c’était de pointer du doigt un épisode de notre histoire et de ne pas l’oublier. Après, si des gens veulent écrire des thèses sur cette histoire en analysant comment deux mondes différents se rencontrent, d’un côté une petite île convoitée pour son nickel et à l’autre bout du monde un pays qui ne parle pas la même langue, avec un mode de vie différent, pourquoi pas ? Moi, j’ai juste voulu raconter une histoire qui, de mon point de vue, a une dimension philosophique pour permettre aux gens de se rendre compte qu’il y a là quelque chose de plus universel qu’un simple fait divers.
Pourquoi avoir adopté le point de vue de Philippe Legorjus ?
Mais parce que nous sommes tous des Philippe Legorjus en puissance ! Nous accomplissons tous les jours des actes qui vont à l’encontre de notre morale personnelle, en acceptant la pauvreté, la famine, en répondant à des ordres qu’on a du mal à accepter. Ça, c’est la raison philosophique. Techniquement parlant, c’est le seul personnage qui a tout vécu de l’intérieur. Mais ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’un an après les événements, il a démissionné. Il ne l’a pas fait pendant car c’est un professionnel et qu’il avait des responsabilités, mais à un moment donné, il a été capable de remettre en cause ses dogmes car il a vu quelque chose d’injuste. Si on avait tous cette capacité de faire ça au quotidien, on aurait les indignés en France !
Le livre de Philippe Legorjus s’appelle L’ordre et l’action. Pourquoi avoir changé ce titre par L’ordre et la morale ?
Mais parce que je ne me suis pas inspiré de son bouquin ! J’en ai lu une dizaine, pro ou anti Kanak, mais j’a travaillé avec lui pendant dix ans. Sur le moment, il n’a pas compris tout ce qui se passait. Mais nous avons établi une théorie commune grâce à un travail de journaliste en prenant les points de vue des militaires et des habitants. Tout l’enjeu était que le spectateur comprenne l’histoire, en essayant de trouver mon plaisir de metteur en scène et en conservant une rigueur journalistique, au plus proche de la réalité historique. Il fallait condenser une masse considérable d’informations, de noms, d’événements dans un film de deux heures, sans perdre le spectateur et en restant aussi neutre que possible. Mais j’avais aussi accumulé des preuves qui corroboraient le fait que le gouvernement était prêt à faire tuer tous les gendarmes en ordonnant l’assaut. Je ne dis pas que c’est le cas, mais comme je crois que c’est possible, je laisse la porte ouverte.
D’où vient ce discours enregistré que prononce Alphonse Dianou?
Ça c’est moi ! J’ai effectué de nombreux allers-retours en Nouvelle-Calédonie à partir de 2001, après les événements du Onze septembre. Et quand le reste du monde est à deux doigts de s’effondrer, leur système est le seul qui fonctionne. Quand on paiera la miche de pain un milliard d’euros, eux auront toujours le poisson. Ils ne paniqueront pas car leur société est structurée, au contraire de la nôtre. J’ai voulu faire passer cela dans ce discours, il n’y a pas besoin d’être kanak pour comprendre ça !
La relation entre Philippe Legorjus et Alphonse Dianou est le centre du film ?
Ce sont deux personnes isolées, différentes sur tous les points, mais qui ont la même volonté de justice. Ils se sont compris et un contact fort s’est établi entre les deux. C’est pour cela qu’ils se sont trouvés, qu’ils ont réussi à négocier et qu’ils allaient parvenir à sortir de cette situation de crise. Philippe Legorjus est persuadé qu’il allait réussir à libérer les otages et que les meurtriers de la gendarmerie allaient être remis à la justice. Malheureusement, le résultat est bien différent. Alphonse Dianou est mort sous les bottes des militaires, Michel Rocard l’a confirmé, ainsi que les exécutions après l’assaut. Il y a une dynamique qui conduit à un tel résultat, que l’on se situe du point de vue des kanaks ou de celui des militaires. Mais je crois que dans la chaîne de responsabilités, c’est au gouvernement qui est en haut de l’échelle, de donner des directives pour éviter une telle situation. Ou alors il fallait laisser le GIGN faire son travail, notre constitution n’autorisant pas le pays à envoyer l’armée contre ses propres habitants, ce qui a été le cas.
Vous aviez aussi évalué le potentiel cinématographique du film ? On pense à Coppola ou à Terrence Malick.
Il n’y a aucune référence dans ce film. J’ai plus de rapports avec Apocalypse Now pour Assassins que pour L’ordre et la morale, hormis en ce qui concerne la voix off et l’histoire d’un homme qui doit conduire une mission qu’il ne connait pas. J’ai même voulu éviter des plans pour ne pas ressembler à La ligne rouge. Concernant le plan séquence de l’assaut, il était dicté uniquement par des raisons économiques – je n’avais plus que trois jours pour le filmer – et pour restituer le chaos du point de vue de Philippe Legorjus, la fatigue, le renoncement. En même temps, je ne peux pas vendre un film de guerre à treize millions d’euros sans une grande séquence de guerre, d’autant plus que l’assaut est attendu par les spectateurs. Il a fallu le minimaliser mais je voulais de toute façon éviter tout effet cool dans la mise en scène.
C’est aussi un film qui scelle les retrouvailles avec Christophe Rossignon, le producteur de La Haine et d’Assassins, c’est un retour aux sources, à un cinéma plus engagé ?
Quand je suis parti aux Etats-Unis pour faire Gothika et Babylon A.D., Christophe ne m’a pas suivi car il ne maîtrise pas la langue et ça ne l’intéressait pas, de toute façon. J’avais rencontré Alain Goldman pour Les rivières pourpres et je l’ai retrouvé pour Babylon A.D., mais ça s’était mal passé avec lui. Je me suis aperçu que j’étais mal entouré, or pour un film comme L’ordre et la Morale, j’avais besoin d’être bien entouré. Je peux accepter de me faire bouffer pour Babylon A.D., qui aurait pu être un film exceptionnel, mais je ne peux pas être déçu d’un film qui a tout le peuple Kanak derrière lui. J’avais besoin de gens responsables et éthiques, qui me défendent sur le concept du film.
Propos recueillis le 18 octobre à Toulouse