L’Ambient est un paradoxe. Sa structure est en apparence simple, faîte de formes cycliques (répétitions, boucles) évanescentes, fantomatiques comme en surimpression – en cela, l’Ambient doit beaucoup à Erik Satie. Tout ceci la transforme effectivement en musique d’« ambiance ». Brian Eno, pionnier du genre, voulait d’ailleurs au départ en faire un assemblage de sonorités qui ne demandait pas une attention absolue de l’auditeur. Force est de constater qu’il s’est trahid au fil des albums. En complexifiant sa musique, en y apportant une subtile richesse qui demande au contraire qu’on s’y dévoue totalement, (cf. le fabuleux Ambient 4), Eno a du se rendre à l’évidence. Il avait sous-estimé sa bête.
« Ambient ». Le terme même peut évoquer autant l’ennui chez certains, comparable à de la musique d’ascenseur, que l’évasion intime chez d’autres. C’est que l’évocation a une grande importance dans ce style musical. Peut-être un peu plus que les autres, l’Ambient se ressent plus qu’il ne s’écoute. Il vous absorbe et vous hypnotise. Depuis son invention dans les années 70 par l’école Allemande (Tangerine Dream, Popol Vuh, Ash Ra Tempel, etc.), puis son exploitation totale par les artistes minimalistes (Reich, Glass) et donc Brian Eno, le genre s’est ouvert les portes de la culture populaire.
Accueillant quelques uns des meilleurs albums de ce millénaire encore balbutiant (The Disintegration Loops de William Basinski, Stars Of The Lid, Oneohtrix Point Never, Tim Hecker, etc.), l’Ambient s’est particulièrement démarqué en ce premier semestre de 2017 avec trois œuvres au-dessus de la mêlée. Trois propositions aux identités propres qui présentent trois somptueux visages de l’Ambient : Remote Sympathy de Sevendeaths, la compilation Mono No Aware du label berlinois Pan et Narkopop de Gas.
Sevendeaths, projet mystérieux d’un artiste d’Edimburgh, s’illustre depuis son premier brillant Ep Concrete Misery, sorti en catimini en 2014, par une musique électronique progressive, à laquelle s’ajoutent quelques lignes de guitares dissonantes et alternant phase calme pleine de tension et explosions digitales. Le premier album de l’Écossais poursuit dans cette voie en approfondissant son univers, avec des titres à l’ampleur parfois grandiose et cosmique, comme le single Journey-E, qui pourrait être la bande-son d’un Space Opera. Malgré tout ce baroque, on est impressionné par la musique de Sevendeaths parce qu’elle émeut, un peu à la manière d’un groupe comme Neurosis, maître incontesté du Post-Hardcore. Si les premiers titres semblent rejouer l’Ep en version plus ambitieuse et améliorée, Sevendeaths abat ses meilleures cartes à mi-parcours, à partir de la sinueuse The Humours in Tumours. Les morceaux se font plus longs, plus atmosphériques encore, parfois même un peu plus catchy comme sur Remote Sympathy et Torrent of Tears, cette dernière introduisant notamment pour la première fois des percussions, certes étouffées, chez Sevendeaths. Plus qu’une réelle surprise, ce Remote Sympathy est une belle confirmation, en attendant de voir si le compositeur est capable de se mettre en danger dans le futur.
À l’épique de Sevendeaths, la compilation Mono No Aware choisit d’y répondre par la poésie. Véritable recueil de poèmes, haïkus proposés par différents artistes du label Pan, cet album est un concentré d’onirisme ou de souvenirs, agréables ou non, qui parlent à l’âme. La grande réussite de Mono No Aware se trouve surtout dans sa remarquable cohérence, comme si tous les titres étaient en fait issus d’un seul et même cerveau. Les titres s’enchaînent mais le film reste le même. Si le début évoque l’innocence, les premiers émois de l’adolescence, notamment par ses voix douces qu’on entend et qui pourraient tout aussi bien être celle de l’amante que de la mère (Held de Malibu, Limerence d’Yves Tumor), la suite tourne peu à peu à la mélancolie, vers une ambiance plus pesante, où toute vie est étouffée (Second Mistake d’Ayya, VXOMEG de Bill Kilougas). Véritable coup de force de l’année, Mono No Aware est surtout l’occasion de découvrir un label indépendant prodigieux et quelques noms à surveiller.
Enfin, Narkopop marque le retour inattendu de Gas, a.k.a. Wolfgang Voigt, figure majeur de la minimal techno germanique, 17 ans après Pop. Œuvre qui clôturait magistralement une trilogie ultime (Zauberberg, 1997 ; Königsforst, 1999) autour de ses pérégrinations sous LSD dans la Forêt-Noire, qui entoure sa ville natale de Cologne. Retour inattendu car on voyait mal comment l’Allemand pouvait nous raconter plus que ce qu’il avait déjà fait. Pourtant Narkopop tient la dragée haute à ses prédécesseurs et s’impose comme un des actes majeurs de l’année musicale en cours. Moins oppressant ou hallucinatoire que Zauberberg et Königsforst, moins merveilleux que Pop, ce cinquième opus de Gas n’a pourtant rien d’une synthèse de ses précédents travaux. Voigt y déploie ses structures les plus riches et complexes, offrant un mélange étonnant de sonorités spectrales, symphoniques et charnelles à la fois. Renversant, Narkopop l’est à plus d’un titre, si on prend le temps de s’y perdre. La Forêt-Noire et ses mystères ancestraux n’est jamais paru aussi vivante chez Gas. Le synchronisme avec le retour de Twin Peaks, série qui accorde une place primordiale aux étranges bois qui encerclent la bourgade phare de l’œuvre de David Lynch, est inouï. Comme si Voigt avait composé secrètement la b.o. non officielle de ce qui s’annonce aussi comme l’autre grand moment artistique de 2017. Un morceau à conseiller ? Le monument final qu’est Narkopop 10, évidemment. Gas renoue avec la techno de ses débuts dans une claque sonore de 17 minutes, où le beat lourd donne le ton à une transe rituelle sans fin. Extatique et démoniaque.
https://youtu.be/fr-IC8ezynE
Sevendeaths – Remote sympathy – Note:
Mono no aware – Note:
Gas – Narkopop – Note: